LE SUICIDE DES ENFANTS

 

10 SEPTEMBRE
- JOURNEE MONDIALE DE PREVENTION DU SUICIDE -

(image internet)


Le 3114, numéro national de prévention du suicide
Si vous êtes en détresse et/ou avez des pensées suicidaires, si vous voulez aider une personne en souffrance, vous pouvez les contacter.
Le 3114 est accessible 24h/24 et 7j/7, gratuitement, en France entière.
Un professionnel du soin, spécifiquement formé à la prévention du suicide, sera à votre écoute.
Sur ce site, vous trouverez des ressources pour mieux comprendre la crise suicidaire et des conseils pour la surmonter.
Le 3114 est piloté par le Ministère de la Santé et de la Prévention.


SOS AMITIE - 09 72 39 40 50
Horaires : Disponible 24h/24 7Jours/7.


(image internet)



QUAND UN ENFANT SE DONNE LA MORT 

- Boris Cyrulnik -

Attachement et sociétés

Extraits du rapport remis à Madame Jeannette Bougrab 

Secrétaire d’État chargée de la Jeunesse et de la Vie Associative

(Éditions Odile Jacob - ISBN 978-2-7381-2688-7)

 

(image internet) 

 

Penser l'impensable, Comprendre l'incompréhensible, tels auraient pu être les titres de cette étude inédite sur le suicide des enfants. Nos sociétés contemporaines commencent juste à entrevoir la tragédie sombre qui se déroule sous nos yeux depuis quelques années déjà. Il ne pouvait en être autrement, car comment imaginer, comment concevoir, comment même commencer à penser ou à ébaucher une théorie sur cet homicide de soi, cet auto-assassinat chez des petits âgés seulement de 7, 8 ou 9 ans ? Ces enfants ont, par définition, la vie devant eux. Et pourtant, ils décident de mettre fin à leurs jours. 

Un tabou commence tout juste à tomber. Comment ne pas rappeler que le suicide, ce fléau s'installant sournoisement dans la vie psychique des individus, est la deuxième cause de mortalité des 16-25 ans, juste après les accidents de la circulation ? Mais jusqu'à présent, personne n'avait oser aborder, voire effleurer cette triste réalité du suicide des enfants, préférant souvent la nier en la dissimulant derrière des jeux dits dangereux comme le jeu du foulard. Oui, le suicide touche aussi les plus petits, les enfants, les pré-adolescents.

Par ses travaux, ses ouvrages, Boris Cyrulnik était la personne idéale pour aborder ce qui n'est que douleur, tenter de prévenir cette catastrophe et guérir les familles qui ont connu un tel drame.

L'idée de publier un rapport commandé par le Ministre de la Jeunesse, avec une diffusion très large, était une volonté délibérée et forte de dire que nous pouvons tous être un jour un acteur de la prévention du suicide si nous savons lire et traduire les indicateurs, les signes du mal que nos enfants laissent entrevoir.

Je suis convaincue que ce travail était vital afin d'agir pour prévenir la souffrance des enfants qui, par désespoir, faute d'être entendus par les adultes, agissent de manière risquée (jeux dangereux, traverser la rue en courant ...) jusqu'à l'accident fatal prévisible. Car si on dénombre moins d'une cinquantaine de suicides d'enfants par an, cette donnée brute ne révèle absolument pas le mal-être des enfants. Les statistiques et les connaissances scientifiques sont souvent partielles. Les tentatives de suicide, les idées suicidaires, les conduites suicidaires par exemple ne sont pas comptabilisées, alors même qu'elles sont très nombreuses. Quarante pour cent des enfants pensent à la mort tant ils sont anxieux et malheureux. 

Le travail inédit réalisé par Boris Cyrulnik à travers une approche pluridisciplinaire mêlant neurobiologie, biochimie, psychologie, sociologie et autres disciplines, nous éclaire, nous permet de comprendre que les facteurs de fragilité sont déterminés très tôt, dès les dernières semaines de la grossesse. L'audace de la méthode se retrouve dans les solutions proposées pour surmonter la souffrance des enfants qui trouve souvent une origine traumatique remontant à la toute petite enfance, voire in utéro.

Les propositions riches de plusieurs strates formulées ici par Boris Cyrulnik nous donnent de l'espoir. Les pistes envisagées concernent tant la qualité des formations de la petite enfance que la création de lieux d'écoute et le retour à une culture des clubs dans les quartiers ... Toutes ces mesures sont réalisables à court et moyen termes. Loin d'exiger des moyens financiers considérables, elles dépendent de notre seule volonté de regarder de façon systémique une réalité qui terrifie. Nous pouvons donc, tous, dès à présent, être acteurs de la prévention du suicide des enfants. L'amour, l'affection, les liens familiaux, l'écoute des adultes peuvent aussi constituer des protections efficaces et scientifiquement prouvées à l'égard du suicide.

 

- Extrait de la préface de Jeannette Bougrab 

Secrétaire d’État chargée de la Jeunesse et de la Vie Associative (2011) -

 

 

COMMENT SAVOIR ?

 

Quand un enfant se donne la mort, est-ce un suicide ?

L'assassinat de soi n'est pas facile à penser. Chaque époque, chaque culture a interprété ce fait d'une manière différente : toléré par Platon, réprouvé par Aristote, valorisé par l'Antiquité romaine, vivement stigmatisé par la chrétienneté et les autres monothéismes, pêché majeur pour l’Église, qui suppliciait le corps des suicidés, et sagesse selon Érasme, chez ceux qui se donnent la mort par dégoût de vivre.

Ce n'est qu'au siècle des Lumières que le suicide est devenu un sujet de débat. Jean Jacques Rousseau défend le droit de se délivrer de la vie, tandis que les prêtres s'appliquent à en faire un tabou. (Batt-Moillo A., A. Jourdain, "Le suicide et sa prévention" Rennes, Éditions de l’École Nationale de la Santé Publique, 2005). Bien sûr, c'est Émile Durkheim, le fondateur de la sociologie, qui pose le problème en termes actuels : "Le suicide est uniquement un problème social" (Durkheim E. (1897) Le suicide, Paris, PUF, 1999), ce qui, pour un psychologue n'est pas faux, mais bien insuffisant.

(photo pinterest)
Ce phénomène est encore plus difficile à observer et à comprendre
quand il s'agit d'un enfant. Comment concevoir qu'un petit âgé e 5 à 12 ans se tue, se donne la mort, réalise un homicide de soi, un auto-assassinat ... 

Quand un pré-adolescent se donne la mort, que se donne-t-il ? Opte-t-il pour une fin de vie irrémédiable ou une violence autodestructrice, comme ces enfants qui se cognent le front par terre, se mordent ou se griffent le visage ? Veut-il simplement faire de la peine à ceux qui l'entourent ? Souffre-t-il d'une volonté impulsive de se soulager d'une tension émotionnelle insupportable ? Toutes ces émotions différentes se rencontrent. Il n'en reste pas moins que, pour un adulte, il est difficile de penser l'impensable, de comprendre ce geste irrémédiable.

Nous n'allons pas chercher la cause qui explique tout suicide : un déterminant biologique ou au contraire une cause sociale, une faiblesse psychologique, une maladie mentale ou un trouble familial. Nous allons plutôt tenter de raisonner de façon systémique donnant la parole à des chercheurs et à des praticiens de formations différentes.

Après cette enquête multifactorielle nous proposerons une stratégie de lutte contre le suicide. Puis, nous expliquerons qu'une tendance n'est pas un destin et qu'aucune histoire n'est une fatalité.

 

 

EPIDEMIOLOGIE


Ces travaux recueillent des informations qui permettent de repérer la fréquence des suicides, leur répartition selon les groupes sociaux et leur évolution selon les cultures ou les décisions politiques qui réduisent les facteurs de risque ou les augmentent.

"Fantasmes, terreur, fascination, tabous, secrets, modèles, images, souvenirs réels ou inventés entre vie et mort, plaisir et désir, entre force et droit, pulsion et raison," (Legay D. "Quelles campagnes de prévention contre le suicide ? in A. Batt-Moillo, A. Jourdain. Le suicide et sa prévention, op. cit. p.95) notre pensée est enchevêtrée tant le suicide d'un petit est invraisemblable et insupportable.

Les chiffres du suicide sont faibles chez les préadolescents. Cependant, puisqu'ils augmentent dans de nombreux pays, ils constituent probablement un indicateur de désorganisation des conditions de développement d'un enfant. 

Les suicides aboutis sont rares. En revanche, les enfants envisagent de plus en plus souvent de se tuer ! Avant l'âge de 13 ans, 16 % des enfants pensent que la mort pourrait être une solution à leurs problèmes de famille, d'école ou de relations amicales. 

L'idée de se donner la mort n'est pas rare chez les petits mais la réalisation du suicide est assez difficile, surtout chez les filles. Manque de technique ? Impulsivité qui empêche la planification du geste ?

Chez les adolescents, on pourrait noter une gradation de l'approche de la mort : tout d'abord,lors d'un moment de tension agressive ou de détresse extrême, la mort parait un éclair. Puis 16 % d'entre eux y pensent régulièrement, ils planifient et organisent sa venue. 

(image pinterest)
 

On ne retrouve pas cette progression chez les petits. Ils jouent, rient, répondent gentiment et sautent par la fenêtre. Pour se donner la mort, un enfant cherche autour de lui les outils qui pourraient la lui accorder  : se faire renverser par une voiture, se pencher par la fenêtre, traverser la rue en courant, sauter d'un bus qui roule à vive allure, plonger dans les tourbillons d'un torrent qui le fascinent. De nombreux suicides d'enfants sont masqués par des comportements quotidiens qui les mènent à la mort. L'accident n'est pas accidentel quand une conduite le rend probable. 

Prisonnier d'une préoccupation, l'enfant manifeste des troubles cognitifs. Il est tellement absorbé par son monde intérieur qu'il ne parvient pas à traiter les informations extérieures. Parfois, il parle à un adulte, il lui dit qu'il se sent mal, que son ventre ne va pas bien ou qu'il a mal à la tête. L'adulte le rassure et l'apaise d'un tapotement affectueux. Le petit pense que le monsieur est gentil et repart avec son problème au fond de l'âme. L'adulte, lui, s'est calmé en déniant que cet enfant mignon a pensé à la mort. Impensable à cet âge !

Le suicide d'un enfant représente le scandale absolu et l'impossible deuil pour l'entourage. Comment pleurer, comment parler, comment dire qu'il a été courageux "toute sa vie", qu'il a lutté contre la maladie, qu'il a été bon élève ? Il venait à peine de naître, il n'a pas eu le temps de se créer une histoire.

Les suicides invisibles existent à tous les âges : le vieux qui ne prend plus ses médicaments, la dame âgée qui refuse de boire alors qu'elle est déshydratée, l'adulte qui se précipite au-devant du danger, l'adolescent qui prend des risques mal calculés ou l'enfant "distrait" qui traverse la rue en courant invitent la mort. Personne ne parle de suicide !

Pour évaluer les suicides, il faut prendre en compte les pensées qui évoquent la mort et les comportements qui les provoquent.

Chez les enfants, sa famille et ses amis disent souvent que son émotivité était intense, inhibée puis explosive, ou encore que son impulsivité était difficile à contrôler. Un tel trouble émotionnel n'est ni une maladie, ni une dépression. Cependant, en cas de difficulté relationnelle, l'enfant distant ou trop attaché révèle une faille dans son développement. (Conner K. R., Duberstein P. R., Conwell Y., "Psychological vulnerability to complete suicide : A review of empirical studies", Suicide Life Threat Behavior 2001, 31 (4) p.367-385)  Une défaillance environnementale, superficielle ou momentanée suffit à déclencher une violence autocentrée sur un organisme encore incapable de la maitriser (Shafit M., Carrigan S., Whittinghill J. R., Derrick A., "Psychological autopsy of completed suicide in children and adolescents", American Journal of Psychiatry, 1985, 142 (9), p. 1061-1063)

Un enfant qui se tue ne se donne pas forcément la mort.

 

 

SUICIDE SELON LE SEXE

  

 Pourquoi les garçons se suicident-ils plus que les filles ? 

[...] On a soutenu que les hommes se tuent plus que les femmes parce qu'ils se détruisent avec des armes à feu, alors que celles-ci, avant d'avaler leurs cachets, mettent une jolie chemise de nuit. Cet argument ne tient pas pour les petits garçons qui ne savent pas se servir d'un révolver.

Pourquoi dans certains pays, les filles se suicident-elles plus que les garçons ? 

Pourquoi les petits garçons blancs se suicident-ils plus que les colorés ? Ce n'est tout de même pas le pigment de leur peau qui protège les petits Africains ; ce serait plutôt la place qu'on accorde aux garçons dans leur famille et leur culture.  

Peut-être les petits garçons blancs se suicident-ils parce qu'ils sont moins responsables que les petits colorés. La responsabilisation, qui est un poids pour le jeune, lui donne en même temps un cadre, une estime de soi, un projet d'existence.

(photo pinterest)
 

La déresponsabilisation provoque au contraire une sorte d'appauvrissement existentiel. Peut-être faudrait-il ajouter un droit à la Convention des droits de l'enfant : afin de renforcer les petits et de leur confier un projet quotidien, il faudrait leur donner le droit de donner (Cyrulnik B. in C. Brisset, Défenseure des enfants, Droits de l'enfant, 2007).

L'hypothèse d'une diminution de l'estime de soi du fait d'une déresponsabilisation se défend, puisque les enquêtes nous apprennent que les jeunes mères ne font pratiquement plus de tentatives de suicide (Pfeffer C. R. "Assessing suicidal behavior in children and adolescents", in R. A. King, A. Apter (eds), Suicide in Children and Adolescents, Cambridge University Press 2003, p.211-216). L'arme la plus efficace
contre le suicide consisterait alors à donner un sens à l'existence,
ce qui change la manière de percevoir le réel. La connotation affective modifie même la perception de la douleur physique ou de la souffrance existentielle (Borod J. C., The Neuropsychology of Emotion, Oxford University Press, 2000).

Quand  "souffrir en vaut la peine", on ne pense pas à  la mort. Le problème, c'est que le sens, c'est à dire la signification et la direction que nous donnons aux évènements vient de notre histoire et de notre contexte. C'est l'autre imprégné dans notre mémoire qui donne sens aux choses, dynamise nos rêves et change la connotation affective du réel qu'on perçoit.

[...] La difficulté ne pousse pas au suicide quand la famille et la culture apprennent à surmonter le mal en donnant sens à la souffrance.  Quand un garçon est déresponsabilisé, toute peine devient pour lui insupportable puisqu'il ne sait pas pour qui il souffre. Ce n'est pas la pénibilité qui mène au désespoir, c'est le non-sens de la peine. Le désengagement, pour un garçon, est l'équivalent de l'isolement affectif. Quand on a personne pour qui travailler, quand on n'a pas de rêve à réaliser, vivre ne vaut pas la peine.


Les filles sont très sensibles au sens. Elles sont capables de métamorphoser la mémoire de la souffrance de l'accouchement. 

[...] Il y a une ou deux générations, tous les enfants étaient engagés dans le travail à la ferme, à la maison, à l'école. ... On souffrait, mais ce n'était pas suffisant pour penser à la mort.

Aujourd'hui, les enfants de moins de 13 ans souffrent moins matériellement, mais pensent plus à la mort. L'idée de la mort apparait plus tôt, et l'âge de la première tentative s'abaisse avec la meilleure maturation physique et psychique des petits (Wasserman D., Cheng Q., Jiang G. X. "Global suicide rates among young people aged 15-19", "World Psychiatry", 2005, p.114-120)

(photo Dorothea Lange)
 

Quand la souffrance n'a pas de sens, quand le désengagement familial ou culturel appauvrit l'environnement affectif au point d'en faire une sorte d'isolement sensoriel, l'idée de se donner la mort vient plus facilement aux filles (12 %) qu'aux garçons (6 %). Pourquoi ont-elles le souci de la mort plus que les garçons ? Sont-elles plus vulnérables, plus conscientes des difficultés qui les attendent ou ont-elles besoin de plus d'engagements ?

On sait que les petites filles se développent plus rapidement que les garçons. Elles parlent plus tôt, elles accèdent avant eux à la représentation du non-réversible, de l'irrémédiable, à un moment où leur autonomie psychique précoce n'est pas associée à leur indépendance sociale (Anawait B. D., "Male reproductive endocrinology", The Merck Manual, online Medical Library for Health Professionnals, 2007). Elles éprouvent alors un sentiment d'injustice, de répression puisque, intellectuellement, elles maitrisent  leurs représentations, alors qu'elles n'ont pas encore la liberté de l'exprimer socialement. Intelligentes et dépendantes, elles sont exaspérées et tentent de tout contrôler.

[...] Les garçons dont le développement est plus lent abordent le monde comme de petits mâles : plus décontractés, plus sûrs d'eux, ils aiment les affrontements et les compétitions où ils découvrent ce qu'ils valent.

L'apparition de l'idée de mort, comme solution possible à un problème humain dépend du sexe, du niveau de développement de la petite personne et des structures socioculturelles dans lesquelles les enfants grandissent. L'abaissement de l'âge des petits suicidés témoigne des influences conjuguées de la puberté, de plus en plus précoce chez les filles, et de l'adolescence prolongée par la nécessité d'étudier pour apprendre un métier.

La construction sociale du genre joue un rôle majeur dans l'intériorisation des rôles de chaque sexe. Peut-être est-ce la raison pour laquelle les sexualités minoritaires se suicident tant à l'adolescence ? Depuis qu'elles sont moins agressées par la culture, ces minorités se suicident moins (Rutter P. A., Soucar E., "Youth suicide risk and sexual orientation", Adolescence, 2002)

 

 

 C'EST COMMENT QUAND ON EST MORT ?


L'idée de se donner la mort ne relève pas du même phénomène selon l'âge, le sexe et les conditions culturelles.

[...] Pour un enfant de 7 ans, la mort est un ailleurs, étrange et réversible. On peut mourir pour rejoindre son grand-père sur un nuage et attendre avec lui de revenir sur terre. (Lonetto R., "Dis, c'est quoi quand on est mort ?" 1988) .

L'idée de la mort est un processus qui se construit graduellement dans l'âme d'un enfant. ... Le développement neuropsychologique du petit le fait vivre dans un monde contextuel et immédiat. Il ne peut pas encore se représenter un ailleurs lointain dans le temps et dans l'espace.

[...] Le mot "mort" devient "adulte" entre 6 et 9 ans selon le contexte familial et culturel. A ce moment seulement, il prend la même signification pour un enfant et un adulte.

(photo Lisa Holloway)
 

Avant l'âge de 8 ans, la mort n'est qu'une cessation, une séparation, une absence provisoire, temporaire, réversible. (Ferrari P., "Concept de Mort chez l'enfant", 2000)  Après ce niveau de développement, le terme "mort" désigne un évènement irréversible, un phénomène universel, lié au vivant. 

[...] La signification que l'enfant attribue à la mort résulte d'une
transaction entre la manière dont il s'est développé et le théâtre de la mort mis en scène par sa culture. 

Cette progression de la représentation du temps donne au mot "suicide" une signification particulière pour l'enfant. La préméditation est difficile. La plupart du temps c'est une impulsion qui, avec la maturation, prend la forme d'un jeu. La distinction entre suicide évident et suicide masqué est difficile.

[...] Il n'est pas rare que la mort frappe autour de l'enfant. Cinq pour cent de mineurs de moins de 18 ans ont déjà perdu un ou deux parents. Une telle confrontation à un deuil précoce provoque chez l'enfant une gravité surprenante. Le réel de la mort accélère et brutalise le cheminement vers l'idée de la mort, comme on l'observe dans les pays en guerre. 

[...] Finalement, on peut dire que l'idée de la mort n'est pas un concept qui tombe du ciel. C'est un lent cheminement qui résulte de transactions incessantes entre ce qu'est l'enfant et ce qui est autour de lui. 

Cependant, l'idée de la mort ne s'associe pas forcément à l'idée de se donner la mort. C'est un autre chemin. 



GENETIQUE DU SUICIDE


 Chez toutes les personnes qui ont manifesté des conduites suicidaires, on a noté un dysfonctionnement biologique, ce qui ne veut absolument pas dire que ce trouble soit la cause du suicide.

[...] La découverte de la sérotonine, ce neuromédiateur qui passe dans les synapses d'un neurone à l'autre, joue un rôle important dans la régulation de l'humeur et apporte un éclairage nouveau sur la manière dont nous réagissons aux évènements de la vie. (Caspi A., Sogden K., Moffitt T. E. et al. "Influence of life stress on depression" : Moderation by a polymorphism in the 5-HTT gene", Science, 2003).

Lors de dosages souvent vérifiés, on a observé que le cerveau des suicidés concentrait beaucoup moins de sérotonine dans le cortex préfrontal et le tronc cérébral que chez les personnes décédées pour une autre cause (Arango Y., Undwood M. D, Mann J. J., "Post-mortem findings in suicide victims. Implications for in vivo imaging studies", Annales, Academy of Sciences, 1997)

(image internet)

[...] Pourquoi trouve-t-on  si peu de sérotonine dans le lobe préfrontal des suicidés ? La réponse nous vient de la neuro-imagerie qui montre des photos et des films de cortex préfrontaux recueillant peu de sérotonine. Dans presque tous les cas, le sujet a été isolé quand il était nourrisson. Un isolement sensoriel, lors des premiers mois de la vie, n'a pas assez stimulé la synaptisation des lobes préfrontaux (Evrard P., "Stimulation et développement du système nerveux", in J. Cohen-Solal, B. Golse, "Au début de la vie psychique", 1999).

Quand l'environnement sensoriel d'un nouveau né est appauvri par l'accablement des parents rendus malheureux par un drame de l'existence, le cerveau du petit, pas assez stimulé, se développe mal. La mort d'un parent, une dépression maternelle, un conflit conjugal qui glace la relation ou même une précarité sociale qui abat les parents appauvrissent la niche affective de l'enfant. Son cerveau atrophié capte mal la sérotonine qui est une substance apaisante. Le petit vient d'acquérir une vulnérabilité biologique parce que ses parents ont souffert autour de lui.

 

 

    EPIGENESE

 

[...] La vulnérabilité émotionnelle est donc acquise au cours des interactions précoces par une association entre une aptitude génétique et une structure d'environnement. Le système "sérotonine-lobes préfontraux" n'a pas acquis la fonction apaisante qui permet de maitriser les pulsions. Quand un danger surgit dans son monde, le circuit limbique qui traite les émotions (à la face interne des hémisphères) "s'enflamme" et consomme beaucoup d'énergie. Puisque l'inhibition, ce frein venu des lobes préfrontaux, ne s'est pas mise en place au cours des premiers mois, le sujet reste soumis à ses émotions qu'il ne peut contrôler. Si, plus tard, il a mal appris à parler ou si sa culture ne lui a pas inculqué les rituels qui codent les interactions, le passage à l'acte, l'explosion physique deviennent ses seules possibilités d'apaisement. 

[...] Les expérimentations répétées chez un très grand nombre de mammifères, démontre que lorsqu'un petit est isolé, c'est à dire privé de la présence d'un autre au cours de ses interactions précoces, non seulement ses neurones préfrontaux ne se mettent pas à fonctionner, mais, en plus, il n'apprend pas à se sécuriser au contact d'un autre. Le seul objet extérieur c'est lui même, c'est son propre corps : il éprouve toute information comme une alerte émotionnelle, une agression à laquelle il répond en s'auto-agressant (Higley J. P., Linnola M. "Low central nervous system serotoninergie activity is trait like and correlates with impulsive behavior. A non human primate model investigating genetic and enviromental influences on neurotransmission" Annales, Academy of Sciences, 1997)

 [...] Tout évènement traumatise un nourrisson quand il déchire ses liens. Pour un bébé qui a perdu son ancrage dans le monde, tout ce qui se passe autour de lui devient une alerte. Il s'affole à la moindre information et la biologie du stress (cortisol, catécholamines) non seulement altère certaines cellules cérébrales du système limbique (mémoire, émotions) mais augmente de plus la méthylation des cellules nourricières qui entourent les neurones. Non seulement l'expression des gènes est modifiée, mais en plus, lorsqu'un traumatisé précoce arrive à l'âge de la procréation, il transmet à ses enfants des séquences génétiques modifiées par son trauma et ce, sur plusieurs générations. (Bustany P., Séminaire Ardix, Paris, 1er février 2011).

(image internet)
 

La structure de l'environnement précoce constitue un puissant organisateur de l'expression génétique. ... L’épigenèse explique qu'un trauma flagrant, comme la maltraitance violente, ou un trauma invisible, comme la négligence affective, déchire les liens et fait vivre l'enfant dans un monde effrayant. Tous ses métabolismes sont modifiés : les substances du stress augmentent, mais la sérotonine apaisante et la dopamine qui facilite l'action, l'émotion et la vivacité intellectuelle s'effondrent. C'est bien la relation précoce qui a modifié le fonctionnement cérébral et a provoqué l'acquisition d'une vulnérabilité.

Les enfants ne réagissent pas de la même manière à une même
structure d'environnement. ... Ce qui est maltraitance pour l'un ne l'est pas pour l'autre. 

[...] Ce qui importe pour comprendre l'acquisition d'un facteur de vulnérabilité ou au contraire d'un facteur de résilience, c'est d'analyser la transaction entre la structure biologique d'un individu et la structure psychoculturelle de son milieu. Quand cette articulation a été imprégnée dans la mémoire biologique du sujet, c'est avec cette "manière d'être" qu'il s'engage dans son chemin de vie. 

[...] Les enfants qui ont appris à vivre dans une restriction affective et sociale quand ils étaient petits, se sentent encore seuls à l'adolescence, même quand ils sont entourés. Si une idée suicidaire leur vient en tête, aucune base de sécurité ne peut la faire disparaitre : le passage à l'acte devient possible. (Rudatsikira E., Muula A. S., YZiya S., Twa-Twa S. "Suicidal ideation and associated factors among school-going adolescents in rural Uganda", BMC Psychiatry, 2007).

[...] La parole, quand elle a un effet apaisant, ou les rites d'interaction proposés par la culture sont des facteurs sécurisants d'origine environnementale. 

[...] La stabilité affective des parents permet donc aux enfants hypersensibles d'acquérir un contrôle de leurs pulsions, même quand il leur arrive d'être malheureux. La vulnérabilité émotionnelle ne conduit ni à une souffrance obligatoire ni à une pathologie psychiatrique. 

 

 

HORMONES ET SUICIDES

 

On peut se demander pourquoi la puberté provoque chez certains une flambée d'idées suicidaires. Cela est en lien avec l'image de soi. La représentation de soi se construit dans notre âme sous la double pression de notre histoire et de notre contexte. Nous nous engageons dans l'existence en fonction de ce film de soi. Si la mémoire de l'adolescent est nourrie d'échecs, de maltraitance et de honte, lorsque surgit le désir avivé par les hormones, la représentation de soi dira : "Comment veux tu qu'une fille accepte un minable comme toi ?". Le désespoir, la frustration et peut être même la rage sont associés au désir. 

Or la sécrétion des hormones ne se fait pas à la même date chez les filles et chez les garçons ; les proportions ne sont pas les mêmes et les effets sur l'organisme sont différents.  

(image internet)

 

[...] Le développement des enfants est différent selon le sexe. [...] Lorsque les jeunes arrivent à l'âge où ils doivent prendre les deux plus grandes risques de leur existence, c'est à dire l'aventure sexuelle et l'aventure sociale, ils s'effondrent parfois. Chacun réagit selon son genre quand s'est "constituée une vulnérabilité spécifique aux conduites suicidaires" (Franc N., Purper-Ouakil D., "Particularités des enfants et des adolescents", in P. Courtet, Suicides et tentatives de suicides). Les filles plus verbales et plus relationnelles, tentent de se suicider sans abimer leur corps. Alors que les garçons insécurisés, sans confidents, peu exercés à la relation intime (Dulac G., "Aider les hommes ... aussi", Montréal, ULB, 2001), mais dont la violence est valorisée dans les cultures difficiles, n'hésitent pas à se fracasser.

Quand les hormones préparent le corps au changement sexuel, ce sera encore différent pour les garçons et les filles. La morphologie des garçons va poursuivre un même processus. Ils vont grandir, s'élargir, prendre une voix grave et ressentir cette évolution comme une promotion, une entrée dans l'âge d'homme. Alors que l’anatomie des filles va se métamorphoser et devenir porteuse de signaux sexuels : les seins gonflent, la taille se marque, les hanches s'alourdissent. 

[...] La construction de l'identité sexuelle est une rude épreuve. En majorité, les filles sont heureuses de la métamorphose de leur corps qui attire les garçons. La plupart des garçons s'épanouissent dans la continuité ; ils deviennent plus grands, plus forts, pour séduire les filles. Mais, quand on est désespéré d'appartenir au sexe qu'on déteste ou quand on a l'angoisse de se sexualiser, il arrive que le jeune pense à disparaitre pour résoudre sa souffrance. Alors, la manière dont il envisage de se donner la mort dépend de la façon dont son genre s'est construit.



ATTACHEMENTS ET DÉSIR DE MORT

 

Quand un âgé se donne la mort après mûre et douloureuse réflexion, le geste n'a pas la même signification que lorsqu'un enfant tente la mort et perd la vie. Très souvent, il a déjà côtoyé la mort.

Il peut s'agir d'orphelins précoces qui ont perdu un ou deux parents au cours de leurs premières années. Quand un substitut affectif leur a été rapidement proposé, la sensation d'avoir eu des parents est imprégnée dans leur mémoire, ils se sentent moins orphelins et leur disparition laisse moins de traces. Au contraire, quand la mort des parents déchire la niche affective qui entoure le petit, quand la famille et la société ne proposent pas au petit une enveloppe de substitution, l'enfant acquiert une aptitude à percevoir le vide, un gouffre qui plus tard, en cas de perte affective, peut évoquer la mort (Mishara B. L., Toussignant M. "Comprendre le suicide", Les Presses de l'Université de Montréal, 2004).

La menace de mort qu'un enfant perçoit autour de lui joue un rôle marquant dans la représentation qu'il se forme de lui même. Quand il pense que son père va tuer sa mère au cours d'une violente dispute, quand un membre de la famille est hospitalisé pour tentative de suicide, quand on souffre de la mort d'un proche ou qu'on murmure qu'il a attenté à ses jours, quand la guerre ou la précarité sociale obligent à penser à la mort chaque jour, quand les films ou les informations donnent de la condition humaine une représentation mortifère, l'enfant se familiarise avec l'idée de la mort. 

[...] Quand il est petit, une menace d'abandon est pour lui un équivalent de mise à mort. [...] Même s'il ne donne pas au mot "mort" la même signification qu'un adulte, la représentation de l'abandon provoque en lui, la sensation d'un monde vide, d'un gouffre où l'on ne peut pas vivre. C'est une sensation de mort imminente, d'urgence intraitable, d'affolement cognitif qui emporte l'enfant.

(image Judy Drew)
 

Le parent déprimé, suicidaire, ou maître chanteur n'est plus pour
l'enfant une base de sécurité, il devient une sorte de professeur de panique. En rentrant de l'école, le petit se précipite dans la chambre de sa mère pour voir si elle est déjà morte. Il apprend l'épouvante.  

Cette réaction est très différente de celle d'un enfant à qui l'on annonce une maladie mortelle : il s'apaise souvent et manifeste un hyperattachement qui émeut les adultes. Son calme témoigne de sa résignation, de sa perte de la fringale de vivre et son doux attachement révèle sa recherche d'une base de sécurité. Les proches attendris et bouleversés, lui fournissent l'amour dans un état de bonheur douloureux. "Je suis heureuse d'avoir apaisé ses tourments. La dernière année de sa vie a été un merveilleux moment d'amour", dit la mère désespérée par la perte de son fils et pourtant heureuse de l'avoir bien accompagné. 

C'est le contraire qui se passe dans l'âme d'un enfant dont les parents sont devenus des bases d'insécurité. Leur propre malheur imprègne dans la mémoire du petit une sensation de mort imminente qui reste impossible à calmer. Ayant acquis ce mode de réaction émotionnelle, le moindre évènement réveille chez lui un affolement mortel : une mauvaise note à l'école, la perte d'une amitié déclenche la pulsion tracée dans sa mémoire biologique. Non seulement ces enfants pensent à la mort pour un rien, mais cette pulsion acquise devient pour eux une manière possible de résoudre leurs problèmes. La solution mortelle surgit dans leur esprit et s'impose, sans apaisement possible. [...] L'enfant ne peut compter sur personne, puisque la menace de mort vient de ses parents dont il attend protection. Il peut alors se suicider sans vouloir mourir, comme on saute par la fenêtre pour éviter les flammes de la maison. 

Presque tous les préadolescents qui expriment une idéation suicidaire appartiennent au groupe des borderline,  ces personnalités qui ont tant de mal à se construire. Leur humeur change brutalement pour une cause insignifiante, ils se mettent en colère alors qu'ils souriaient, leur attachement ambivalent les pousse à agresser ceux qu'ils aiment puis à le regretter, ils se font des copains de surface mais désirent l'intimité qu'ils craignent, ils ne savent pas vivre seuls, mais leurs conflits incessants les isolent. Ce style relationnel difficile résulte d'un attachement mal tissé à cause d'un trauma précoce dû à un malheur familial (Patrick M., Hobson R. P., Castle D., Howard R. Maugham B., "Personnality disorder and the mental representation of early social experience", Development and Psychopathology, 1994). Depuis le trauma des premiers mois, mal repéré parce qu'il s'agit souvent d'une négligence affective difficile à observer, mal soutenu par manque de substitut affectif, mal élaboré dans un milieu où l'on parle peu, l'enfant peine à rencontrer un tuteur de résilience. Préoccupé par la versatilité émotionnelle qui altère ses relations, il se prive de la stabilité affective qui lui aurait permis de se développer harmonieusement. 

Le récit que ces personnalités limites font de leur vie d'enfant n'est guère cohérent : ils associent dans une même phrase l'amour et la haine de leurs parents, décrivent une mère cruelle qu'ils veulent protéger, revendiquent l'affection qu'ils fuient dès qu'on leur la donne. 

Lorsqu'un petit enfant perd sa mère, on ne peut pas dire qu'il fait son deuil (Hanus M. "La Résilience : à quel prix ? Survivre et rebondir", Paris, Maloine, 2001). mais on peut affirmer que la niche affective qui le sécurisait est soudain appauvrie. S'il est mal entouré, mal stimulé, les développements du petit se désorganisent. Il envoie des signaux de détresse qu'aucune structure stable ne peut autour de lui ne peut apaiser. Ce qui s'inscrit dans sa mémoire, c'est un apprentissage de la détresse. Et c'est ainsi qu'il apprend à répondre aux inévitables frustrations de la vie quotidienne. 

Quand un substitut affectif précoce apaise l'enfant et l'aide à reprendre un nouveau développement, une personnalité particulière se met en place. Le corps se calme, quelques relations agréables s'organisent, mais la trace biologique de la perte des premiers mois, enfouie sous la reprise des développements, n'est pas totalement effacée.  

(image internet)

 

A l'adolescence, lorsqu'il faut faire appel à l'image qu'on se forme de soi pour tenter l'aventure sexuelle et à la confiance de soi pour tenter l'entreprise sociale, cette vulnérabilité acquise peu se réveiller et provoquer l'effondrement.

Sans compter qu'aux traces biologiques de la perte s'ajoute le sentiment de ne pas être comme les autres : quand on n'a pas de parents, quand ils sont maltraitants, malades ou en prison, cette représentation qui dépend des récits culturels amplifie la vulnérabilité biologique. La pensée suicidaire résulte de la convergence de toutes ces causes hétérogènes. (Bunch J., Baraclouch B; "Suicide following death of parents", Social Psychiatry, 1971).

L'engagement psychosocial d'un adolescent est donc lié au style d'attachement qu'il a acquis précocement. Quand un malheur précoce fascine le monde mental d'un enfant, il a une forte probabilité d'effondrement à l'adolescence. (Allen J. P., Moore C., Kuperminc G. P., Bell K. L. "Attachment and adolescent psychosocial functionning", Child Development, 1998). La potentialité de suicide à l'adolescence est fortement corrélée au style affectif préoccupé qui provoque des difficultés relationnelles. 

Un enfant maltraité avant l'âge de 4 ans apprend à se méfier des autres. Il réagit à toute rencontre par un retrait (Guedeney N., Guedeney A., "L'Attachement. Concepts et applications", Paris, Masson, 2006). Cet isolement ou plutôt cette distance affective, ralentit ses apprentissages. Il parle moins, se périphérise et devient autocentré. Il se sent attaqué, il crie, il évite, il s'enfuit, il agresse pour se défendre et s'isole pour moins souffrir. En se défendant ainsi, il freine le développement de son empathie. Il ne s'entraine pas à se représenter le monde mental de ses proches, ce qui altère l'intersubjectivité.

La négligence affective, de plus en plus fréquente à cause de la modification des structures familiales par les conditions modernes d'existence, appauvrit la niche sensorielle des premiers mois. Il s'ensuit une insécurité intime, un retrait relationnel à l'école et un sentiment d'incompétence ( Cooper M. L., Shaver P. R., Collins N. L. "Attachment styles, emotion regulation, and adjustment in adolescence" Journal of Personality and Social Psychology, 1998). L'enfant qui a acquis un "moi sans valeur" se donne parfois l'illusion de se revaloriser en devenant délinquant. Il triomphe de sa peur et provoque enfin l'admiration de ses compagnons de bande. Ce bénéfice immédiat coûte un prix exorbitant, puisqu'il place l'enfant sur une trajectoire désocialisante.

Heureusement, tendance n'est pas fatalité. Il suffit en effet d'une seule relation structurante avec un autre parent, un ami, une rencontre avec un adulte signifiant pour redresser la barre et corriger l'orientation. (Born M., "Pour qu'ils s'en sortent. Les leviers de l'intervention auprès de jeunes délinquants", Bruxelles, De Boeck, 2011). Il faut souligner que les adolescents qui ont acquis un attachement sécure dans leur petite enfance sont ceux qui acceptent le plus facilement d'être remis sur la "bonne voie". 

(photo internet)

 

Ces enfants "sécures" ne composent que 15 à 20 % des dépressions suicidaires et, même dans ce cas, ils savent chercher du secours. Les insécures, qui représentent 80 à 85 % de la population des suicidaires, ont des manières de souffrir caractéristiques de leur style d'attachement. Les évitants masquent leur souffrance, s'isolent, prétendent ne pas avoir besoin d'aide et quand on les invite à parler, ils répondent : "Je ne me rappelle pas ... Je ne sais pas ..." , ce qui bien sûr est faux. Les ambivalents appellent au secours mais quand on accourt, ils nous agressent ou s'enfuient en nous reprochant de les abandonner. Les confus sont les enfants les plus difficiles à comprendre et à aider.

Dans l'ensemble, le fait de mal partager sa détresse parce qu'on ne sait pas l'exprimer ou parce que l'entourage ne veut pas l'entendre laisse dériver l'enfant vers des mentalisations autocentrées qui finissent par devenir des ruminations dépressives (Nolen-Hoeckesemas S., Parker L. E., Larson L. J., "Ruminative coping with depressed mood following loss", Journal of Personality and Social Psychology, 1994).

L'auto-agression d'un jeune est souvent adressée à une personne dont il revendique l'affection (Shaffer  D., "Suicide in childhood and early adolescence", Journal of Child Psychology and Psychiatry, 1974). Ce qui ne veut pas dire que ces enfants n'ont pas été aimés. Leur carence affective subjective provient souvent d'un appauvrissement précoce de la niche sensorielle, à cause d'une maladie organique, d'un malheur familial ou d'une désorganisation sociale. Toutes ces causes hétérogènes confluent vers l'entourage sensoriel de l'enfant, appauvrissent la niche et imprègnent dans sa mémoire un style affectif qui peut l'entrainer vers une carence affective subjective. L'enfant se sent mal aimé, alors qu'il était entouré de parents affectueux. 

Les enfants sécures ont des parents qui peuvent s'éloigner et tenter leur aventure sociale sans que le petit se sente délaissé. La distance sensorielle est grande, mais elle n'altère pas la proximité affective bien installée dans l'âme d'un enfant sécure.  

 

 

PSYCHOLOGIE DU PASSAGE A L'ACTE

 

Il est bien établi qu'il existe un lien entre un appauvrissement périnatal et un risque suicidaire. Toutefois, on ne peut pas dire qu'une difficulté survenue autour de la naissance sera ensuite la cause du suicide. Lorsque la vulnérabilité neurologique est acquise, il faut un évènement pour déclencher le passage  à l'acte. Quand le système nerveux a été fragilisé par un appauvrissement précoce, certaines situations font l'effet d'un drame insupportable. 

[...] Quand les facteurs fragilisant ont été acquis précocement, les souffrances cliniques se manifestent quelques années plus tard. (Mittendorfer-Rutz E., Rasmussen F., Wasserman D., "Restricted fatal growth and adverse maternal psychosocial and socioeconomic conditions as risk factors for suicidal behaviour of offspring : A cohort study", Lancet, 2004). Dans l'ensemble le stress maternel joue un rôle majeur dans l'acquisition d'une hypersensibilité neuro-émotionnelle de l'enfant, mais la formation d'un tel tempérament n'est pas suffisante pour expliquer le passage à l'acte. Il faut en plus que le petit se développe dans des conditions adverses : le jeune âge de sa mère, la solitude, un malheur parental, en appauvrissant la niche le prive d'une base de sécurité et le rend incapable de maitriser ses impulsions. 

 

(photo internet)
 

La violence entre parents constitue pour l'enfant une agression constante. Il arrive aussi que l'attaque vienne de la fratrie. Ce déterminant peu exploré nous aide à comprendre que, dans certaines familles nombreuses où le père disparait le matin pour aller travailler, la mère, harcelée, n'est plus sécurisante. Des conflits entre clans d'enfants font régner une violence quotidienne souvent ignorée par les parents débordés. Il arrive qu'une grande soeur ou un grand frère impose aux petits une terreur sadique. L'environnement affectif très altéré ne donne pas à ses enfants la possibilité de calmer leur vulnérabilité neuro-émotionnelle, alors que leurs parents sont chaleureux mais épuisés.  

Parfois, c'est un enfant handicapé qui, en monopolisant l'attention des parents, prive d'affection sécurisante le reste de la fratrie et provoque rivalités et jalousie. [...] Lorsque les parents sont morts, absents, déprimés ou débordés, l'enfant reste soumis à ses pulsions.

[...] Les mauvais traitement dans l'enfance sont les plus durablement délabrants. On sait qu'une privation affective précoce provoque une atrophie des neurones préfrontaux. [...] Lorsqu'un enfant est constamment maltraité sans avoir été isolé, ses amygdales flambent au moindre évènement. Ses lobes préfrontaux, quoique bien développés, ne parviennent plus à apaiser un système nerveux constamment en alerte, pour qui le moindre évènement fait l'effet d'une agression. 

Une telle hyperactivité émotionnelle provoque des troubles de la relation. L'entourage peine à établir des liens avec un enfant qui explose, crie, pleure ou s'isole au moindre aléa. Les parents perdent leur pouvoir structurant et, quand ils réagissent eux aussi en explosant ou en abandonnant l'enfant, ils aggravent le processus qui le soumet à ses pulsions. 

(photo internet)
L'agression sexuelle d'enfants ne passe pas toujours par la violence
physique. La plupart du temps, il s'agit d'un proche qui escroque le petit qui attendait une relation de tendresse et se retrouve avec une relation sexuelle qu'il ne peut comprendre. Il s'agit pour lui d'une effraction de son corps, commise par une figure d'attachement. Non seulement l'abuseur viole l'enfant, mais il trahit de plus son affection. Cette relation destructrice, qui peut durer des années, installe dans l'esprit de l'enfant une représentation de lui même qui l'apparente à une chose sexuelle dont on use et qu'on jette. Presque toujours, l'agresseur contraint l'enfant au silence en le menaçant ou en le culpabilisant. [...] L'enfant violé, trahi, sans protection doit couper sa personnalité en deux : une partie qui parle, va à l'école et joue ; une autre qui souffre en secret. Ce clivage de la personnalité explique la surprise de l'entourage qui s'étonne qu'un enfant si mignon ait pu attenter à sa vie.

Le cumul des évènements qui déclenche l'acte suicidaire résulte d'une cascade de déchirures invisibles, d'une convergence d'évènements de nature différente. L'appauvrissement sensoriel provoque un dysfonctionnement cérébral qui altère la relation suscitant chez le petit un sentiment de soi sans valeur. La mort n'est pas grand chose quand on se développe ainsi. Une pichenette suffit pour passer à l'acte. Une phrase blessante, une petite frustration, une dispute familiale, une mauvaise note à l'école ou le déménagement d'un copain peuvent provoquer une déflagration émotionnelle qu'aucun argument ne peut calmer. (Adams J. Adams F., "Effects of negative life event and negative perceived problem-solving alternatives of depression in adolescents : A prospective study", Jounal of Child Psychology and Psychiatry, 1993)

[...] La contrainte à se taire, la souffrance muette, le retrait affectif qu'entrainent les négligences éducatives participent à la construction des personnalités limites. Neuf borderline sur dix ont été des enfants négligés (Fonagy P., Bateman A., "The development of borderline personality disorder. A mentalizing model". Journal of Personal Disorder, 2008)

Les causes de cette destructuration sont nombreuses : abandon, isolement, appauvrissement par dépression parentale et même surinvestissement affectif qui, en accaparant l'enfant, constitue une restriction de ses possibilités d'aimer. Les troubles du fonctionnement de la famille perturbent celui de l'enfant.

[...] L'enfant chosifié, insécurisé, hébété ne peut développer une estime de lui-même. Un tel contexte familial place le petit sur le tapis roulant qui le mène à la dépression. La honte, la culpabilité, le clivage de sa personnalité provoquent l'inhibition de l'expression de ses émotions. Seul, sans partage de sa souffrance, sans aide, ni possibilité de déchiffrer ce qui lui arrive, le jour où il comprend ce qu'est la mort, il se laisse prendre. Il peut écrire une lettre d'adieu, il peut céder à une impulsion soudaine, mais le plus souvent, il est tellement confus qu'il analyse mal la situation, ne traite pas toutes les informations, se penche trop par la fenêtre ou descend d'un autobus en marche. Alors les adultes parlent d'accident.



LE MONDE MENTAL DES SUICIDAIRES

 

La détresse d'un enfant est souvent difficile à percevoir car il vit dans un temps immédiat. Intensément malheureux à 10 heures, au bord du passage à l'acte, il peut devenir intensément heureux à 10 heures un quart parce qu'on lui a parlé gentiment. La prédiction n'est pas facile quand le temps court si vite.

Un adolescent, lui, vit dans une représentation du temps plus longue : "Elle m'a quitté, je ne pourrai plus jamais être heureux. Ma vie n'a plus de sens sans elle."  La mort dans une telle représentation du temps apparait comme un soulagement.

La détresse de 12 à 15 % de nos adolescents fait peine à voir. Abattus, blêmes, yeux cernés, sans mouvements ni mimiques, ils peuvent soudain exploser contre les autres ou contre eux-mêmes.

Entre ces deux tableaux opposés, ces grands enfants expriment souvent des énoncés présuicidaires, des comportements sémantisés : un très bon élève devient mauvais, une fille entourée d'amies s'isole dans sa chambre, un garçon souriant devient morose et se renferme. Ils expriment des plaintes somatiques confuses. "Mal au ventre ... mal à la tête ..." veut dire "Je me sens mal, je ne sais pas pourquoi". Le médecin consulté déclare que tout va bien, et l'enlisement du jeune se poursuit. En France, 17 % des élèves pensent que la mort pourrait être un soulagement. Quelques-uns passeront à l'acte, un petit nombre aboutira (Pommereau X. "L'adolescent suicidaire", Paris, Dunod, 2001). Les jeunes ne savent pas que la pulsion de mort n'est pas toujours un désir de mort. Ils le comprendront plus tard, quand une nouvelle manière de vivre les conduira à penser : "Heureusement que ça n'a pas marché. Fasciné par ma souffrance, je n'avais pas compris qu'il y avait d'autres solutions".

(photo internet)

On pourrait décrire le processus qui, partant de l'idée suicidaire, amène l'acte en ces termes : 

- Je me sens mal et je ne sais pas pourquoi.
- Je ne trouve pas de solution. L'idée de mort, comme un éclair, m'offre une issue possible.

- A chaque épreuve, cette idée me revient, de plus en plus facilement.

- Je ne pense qu'à ça maintenant tant je me sens mal.
- Je prévois, je planifie le geste qui va me soulager de l'existence.

- Il suffit désormais d'un rien pour me lancer dans la mort. (Séguin M., "Le suicide", Montréal, Éditions Logiques, 1991).  

Chaque étape est réversible (sauf, bien sûr, le suicide abouti), mais chez les préadolescents, ce cheminement se télescope : un enfant se sent mal, redevient gai, et soudain passe à l'acte. Cette progression peut se faire par bouffées de désespoir mais, comme la représentation du temps est brève chez l'enfant, il vaut mieux parler de "crises suicidaires" qui peuvent se résoudre quand on change le contexte amical, familial ou culturel.

Quand il pense à se donner la mort, l'adolescent souffre, l'adulte sombre, l'âgé a déjà sombré et l'enfant cède à une pulsion instantanée. Pourtant, tous les enfants n'éprouvent pas cette émotion qui les pousse à l'acte. Approximativement 10 % des enfants suicidés appartiennent à une famille où il y a beaucoup de suicidés. (Dervic K., Brend D.A., Oquendo M. A., "Completed suicide in childhood Psychiatric Clinics, North America", 2008) . Le déterminant génétique de la sérotonine joue un rôle dans l'émotion, bien plus que dans l'idée de la mort. Le façonnement cérébral épigénétique des premiers mois creuse les lobes préfrontaux qui ne peuvent plus freiner l'amygdale, centre neurologique des émotions. Or, dès que l'enfant œdipien s'inscrit dans sa lignée, il s'identifie à un parent suicidé dont les récits familiaux ont parlé à voix basse. Lors des inévitables épreuves de l'existence, ce modèle lui vient en tête, impossible à apaiser à cause de la manière dont son cerveau a été précocement pétri. Ces enfants avaient auparavant manifesté quelques comportements sémantisés : l'entourage était surpris par leur intensité émotionnelle et la fréquence de leurs comportements autocentrés, parfois auto-agressifs (Beautrais A. L., "Child and young adolescent suicide in New Zealand", Australia NZJ Psychiatry, 2001). Dans cette convergence de déterminants, on notait aussi que la famille était isolée, routinière, sans amis, ni évènements extérieurs.

(photo internet)
 

Dans un tel système familial, un enfant hypersensible ne peut
s'attacher qu'à un adulte émotif. Il n'a pas le choix. Cet enfant intense, difficile à freiner, se développe dans une niche affective intense, close, d'où il ne peut s'échapper. Un tel système familial où confluent des influences d'origines différentes (intensité neurologique, intensité du foyer clos, identification à un modèle de suicidé), constitue le plus fiable indice prédictif des suicides d'enfants (Pfeffer C.R., Klerman G. L., Hurt S. W., "Suicide children grow up rates and psychosocial risk factors for suicide attemps during flow-up", Journal American Academic child Adolescence Psychiatry, 1993). Un tiers des enfants à idéation suicidaire ont connu de telles conditions de développement. Quand certains ont été enlevés à leur foyer et confiés à une famille d'accueil apaisante, ils ne se sont pas suicidés, mais ils ont manifesté les désordres affectifs des personnalités limites (Brent D. A., Baugher M., Bridje J. "Age and sex-related risk factors for adolescent suicides", Journal American Academic Child Adolescent Psychiatry, 1999)

[...] Ce désordre affectif n'est pas forcément un trouble psychiatrique, mais il crée des troubles relationnels, des conflits fréquents et une pénible socialisation qui peuvent mener à la dépression. Quand on questionne les proches d'un adolescent suicidé, ils répondent souvent que c'était un jeune difficile, mais quand on questionne l'entourage d'un enfant suicidé, c'est la stupeur qu'on entend, l'impensable prévision. Les adultes décrivent un enfant précoce, intelligent et impulsif. On remarquait son caractère particulier comme chez beaucoup d'enfants, mais penser à la mort, ça jamais !

 

 

DÉVELOPPEMENT DOULOUREUX

 

Ce sont surtout les enfants borderline qui se suicident (Black D., Blum N., Pfohl B., "Suicidal behavior in borderline personality disorder : prevalence, risk factors, prediction and prevention", Journal of Personality Disorder, 2004). Le douloureux développement de leur personnalité s'atténue avec l'âge et l'apprentissage des relations. [...] Les personnalités limites connaissent un développement chaotique fait de conflits, de ruptures et d'échecs affectifs et sociaux. Il y a tant d'épreuves dans leur histoire que 70 à 90 % d'entre eux pensent au suicide et 10 % y aboutissent : un chiffre énorme ! 

Beaucoup d'enfants dépressifs sont anxieux, malheureux et repliés sur eux mêmes, tant les relations leur font mal. La vie quotidienne est une souffrance et, pourtant, ils ne pensent pas forcément au suicide. [...] Leur adaptation au réel est bonne, mais la douleur des relations provoque un chaos développemental. Ils alternent l'élan vers les autres et le conflit, l'inhibition et l'explosion, le désespoir et l'euphorie.

Dans ce genre de trouble de la construction de soi, on repère quelques constantes.

- Il y a eu une cascade de traumas lors des inter-actions précoces : maladie, mort d'un parent ou violence conjugale. Le déterminant génétique existe probablement puisque, dans une même situation, tous les enfants ne réagissent pas de la même manière : certains s'isolent, se replient sur eux-mêmes et recherchent l'indifférence pour moins souffrir. D'autre se bagarrent, explosent, appellent au secours et agressent ceux qui les aident.

- Ces enfants cheminent vers une adolescence terrible : ils découvrent la drogue, se bagarrent, sont attirés par les bandes de délinquants ou de marginaux.

- Les filles ont des relations sexuelles dès l'âge de 12 ans, de nombreux partenaires en amour, des maladies sexuelles et des grossesses précoces.

(photo internet)

- Les dégâts sont énormes dans cette population : suicides, délinquance, automutilations, handicaps psychosociaux, mais pour ceux qui passent à travers ces catastrophes l'évolution est favorable. Entre 30 et 40 ans, ces jeunes se calment, apprennent un métier, fondent une famille et ont des amis avec lesquels ils établissent des relations plaisantes. 70 % d'entre eux deviendront équilibrés. 

On a l'impression que, dans ce tableau de graves troubles du développement, certaines périodes critiques n'ont pas été sécurisées. L'enfant rate certains virages (langage, école, relations) parce que le cadre a failli, à ce moment là. L'intégration des pulsions n'est possible que si elles sont contenues, ordonnées par des bornes affectives et productrices de sens : la stabilité parentale, l'école, l'art, l'écriture et le sport fournissent quelques-unes de ces limites structurantes. "Les conditions traumatiques de l'enfance empêchent précocement l'établissement d'assises narcissiques solides" (Ladame F., Ottino J., Wagner P., "Adolescents suicidaires, adolescents suicidants", Paris, Massons, 1995). Cependant, dès qu'un tel sujet trouve son cadre, le cheminement de sa personnalité s'harmonise. Ce qui ne veut pas dire que tout est réglé et que le passé est effacé. Malgré les traumas de l'enfance, deux enfants blessés sur trois reprennent un développement résilient. Un tiers d'entre eux donnent une population d'adultes en difficulté. Mais tous avouent que lorsqu'ils étaient enfants, ils pensaient à se donner la mort. (Herba C. M., Ferdinand R. F., Van der Ende J., Verhulst F. C., "Long-term association of childhood suicide ideation". Journal of American Academy of Childhood and Adolescent Psychiatry", 2007).

 

 

L'ENGAGEMENT EMPÊCHE LE SUICIDE

 

[...] Chaque fois que les familles sont réunies le dimanche, pendant les vacances, les activités rituelles et religieuses, laïques, artistiques ou sportives, le nombre de suicides diminue nettement. "Les systèmes familiaux à multiples attachements sont nettement les plus protecteurs pour les enfants. (Bowlby J. "Soins maternels et santé mentale", Genève, Organisation Mondiale de la Santé).

Quand les femmes s'engagent dans la maternité, elles se suicident peu. "Elles sont protégées par la domesticité" (Baudelot C., Establet R. "Lecture sociologique du suicide"). [...] Les hommes aussi sont protégés par leur engagement dans le travail et la famille, mais c'est le contexte technologique qui structure leur manière de s'engager.

Ce qu'on appelle le "progrès", l'évolution technique, l'amélioration de la satisfaction des besoins (aliments, conforts, loisirs, soins), diminue le besoin de solidarité. Jusqu'à l'incroyable expansion du tertiaire ces dernière décennies, la protection sociale venait du couple. Chacun comptait sur l'autre.

Dans les cultures à haute technologie, la présence de l'autre devient une entrave mais, en cas de malheur, les personnalités pourtant épanouies se retrouvent seules et sans soutien, soumises à leurs pulsions et à leurs ruminations. Dans les pays riches, ce sont les pauvres isolés qui se suicident le plus quand ils n'ont ni travail ni solidarité ni engagement affectif ou social.

(image internet)
 

Dans notre contexte social et culturel, la niche sensorielle qui
sécurise et dynamise un petit, est donc structurée par le champ affectif composé par l'histoire des parents et leur entente sentimentale. Le développement de l'enfant est amélioré par nos progrès hygiéniques, alimentaires et éducatifs. Au XXè siècle, sous l'impulsion des psychanalystes, on a compris qu'il fallait parler aux enfants et leur donner la parole afin de tisser des liens sécurisants. Toutefois, ce même contexte de progrès technique a dilué la niche des systèmes familiaux. Alors que le développement du corps et de l'intellect des enfants est nettement amélioré, l'âme est moins sécurisée car les tuteurs sont éloignés dans l'espace de la culture technique. Les enfants dont le développement est accéléré deviennent anxieux et, en cas de malheur, aucune structure environnementale ne peut apaiser leurs ruminations. Quand il n'y a pas d'autre, l'enfant reste soumis à son monde intime. En cas de détresse, il peut s'anéantir, s'enfuir par la fenêtre, rejoindre sa grand-mère morte sur son nuage, se faire du mal, s'auto-agresser ou se scarifier pour exposer ses blessures et se sentir enfin exister sous les regard des autres  (Le Breton C. "Anthropologie de la douleur", 1995).

Tous les changements d'environnement créent des périodes sensibles qui peuvent réveiller les traces de vulnérabilité acquises précocement. Tout changement familial (décès, dépression, maladie, conflit orageux ou glacé), en appauvrissant l'enveloppe sécurisante, abandonne l'enfant à son monde intime douloureux et impulsif. Les crises sociales, en modifiant les structures familiales ou en affaiblissant le foyer créent des périodes où l'on se suicide plus.

[...] Le suicide des enfants occidentaux parle de plus en plus d'un échec de la réalisation de soi : "Je ne suis pas à la hauteur de mes rêves ... Je vais décevoir ma mère ... "



ÉROTISATION DE LA MORT


[...] L'abandon des rituels d'accueil ne permet plus d'intégrer les grands enfants, en les privant ainsi de la possibilité d'acquérir un sentiment d'appartenance à la culture des anciens. La transmission des valeurs se fait mal et l'enfant, mal identifié, n'a pas l'occasion de découvrir ce qu'il vaut. Un grand nombre de jeunes flottants, non inscrits dans une filiation, s'infligent eux-mêmes des traumas afin de s'identifier, de se prouver leur courage et de créer des évènements effrayants qu'ils devront surmonter. Or ces épreuves sont inventées par des enfants qui n'ont pas encore eu la possibilité de s'acculturer. C'est pourquoi ils redécouvrent les processus archaïques d'initiation ... en mettant leur vie en jeu !

Le "jeu du foulard" constitue probablement une mise à l'épreuve secrète, en dehors du regard des adultes. C'est l'échec du jeu qui révèle la tragédie quand l'enfant meurt auto-étranglé (Cochet F., "Jeux du foulard et autres jeux d'évanouissement, Paris, L'Harmattan, 2010). 

Presque tous les enfants jouent à ne plus respirer quand ils comprennent à quel point le fil de la vie est ténu. Il suffit de placer la tête sous l'eau dans la baignoire, de s'arrêter de respirer pendant quelques minutes, la vie tient à si peu ! Alors, ils bloquent leur respiration pour conjurer le sort  "Si je parviens à ne pas respirer pendant deux minutes, j'aurais une bonne note en mathématiques". Généralement, ils ne peuvent s'empêcher de reprendre leur respiration, il n'y a donc pas de dégâts. Ce n'est pas le cas avec le foulard, qui continue à les étrangles quand le manque d'oxygène leur a fait perdre connaissance.

Quelques dizaines d'enfants meurent chaque année de ce jeu. Sa signification est parfois conjuratoire (j'aurais une bonne note), le plus souvent, c'est une recherche de sensations extrêmes ou une simple mise à l'épreuve exploratoire, "pour voir".

(image internet)
 

On peut rarement expliquer ce geste par la dépression ou par un trouble du développement de la personnalité, mais on peut se demander pourquoi un enfant sur 7 à 12 ans a besoin de s'infliger une telle épreuve.

Un début de réponse est possible : ces enfants se développent bien, dans un milieu familial qui les protège, mais dans leur âme enfantine, un milieu sans épreuve apporte une existence sans évènement. Comment se sentir vivant si rien ne se passe ?


[...] La plupart du temps rien n'annonce la tragédie chez un enfant sans problème qui veut simplement pimenter sa vie rendue fade par son équilibre et son bon développement dans une famille attentive. Notre culture éducative a certainement sous-estimé à quel point nos enfants ont besoin, pour s'identifier, d'évènements au bord du traumatisme. C'est à la culture d'en proposer afin de les contrôler.

Il n'est pas question d'agresser les enfants pour les endurcir. Il s'agit au contraire de les entourer afin de leur apprendre à surmonter une épreuve sensée. Quand la culture ne prépare pas un enfant à affronter un danger, il va chercher un flirt avec la mort afin de se donner le plaisir de lui échapper. La mort et le plaisir peuvent ainsi s'accoupler pour créer l'immense émotion d'un évènement secret, une initiation archaïque dans une vie routinière.

Ce qui est érotisé dans ce flirt avec la mort, c'est le plaisir d'avoir su lui échapper, de l'avoir feintée alors qu'elle nous frôlait, d'avoir ainsi converti une angoisse extrême en euphorie de victoire.

La résolution de la peur apporte un énorme bénéfice relationnel : on s'attache à ceux qui nous rassurent, on admire ceux qui nous permettent de devenir plus fort.

[...] Tout être vivant, au cours de son développement, éprouve le plaisir d'explorer l'inconnu. Sans base de sécurité, la nouveauté l'effraie. Le moindre évènement prend l'effet d'une alerte. 

(image internet)
 

[...] Chez nos enfants, on retrouve ce plaisir de découvrir l'inconnu qui les effraie, à condition d'y associer le plaisir de s'attacher à celle qui les sécurise. Quand les conditions éducatives protègent les enfants de tout danger, elles les privent en même temps du plaisir de s'attacher à ceux qui les défendent.

Un monde sans peur les démotiverait, les priverait du plaisir d'apprendre et d'aimer. Il empêcherait l'acquisition de la fierté de soi. La peur surmontée est un renforçateur du moi. Un monde sans peur serait fade, sans évènements et sans histoires, jusqu'au moment où le jeune découvrirait le risque de mourir.

Peut être est-ce la raison pour laquelle la plupart des enfants flirtent avec le danger. En érotisant le risque, ils constituent leur identité mais, quand ils courent au danger sans le contrôle des adultes ou de la culture, les comportements deviennent des équivalents suicidaires, sans vrai désir de mort. Ils courent en traversant la rue, grimpent sur des parois presque lisses, se penchent trop par la fenêtre, dégringolent les escaliers, sans contrôler leurs limites.

[...] Quand les flirts avec la mort ne sont pas contrôlés par les récits, les conseils, les interdits des adultes et par les rituels culturels, le jeu érotique se transforme en risque mortel. L'adulte désespéré parle d'accident de jeu, alors qu'il s'agissait d'une défaillance culturelle de l'affrontement du danger.

[...] Les rituels d'initiation permettent d'accueillir les jeunes et de leur donner l'occasion d'acquérir un sentiment de fierté, à condition que les adultes leur offrent un cadre sécurisant et sensé.



SUICIDES A L’ÉCOLE


[...] L'école, outil du bonheur pour un bon nombre d'enfants, est pour d'autres le lieu du malheur.

[...] L'école "a pour mission d'être une machine sociale condamnée à produire et reproduire les rapports sociaux où émergent les grands courants de l'inclusion-exclusion". (Mannoni M. "Éducation impossible", Paris, Le Seuil, 1973).

La précarité sociale ou intellectuelle du milieu est une source de souffrance plus puissante que l'immigration où, au contraire, de nombreux parents surinvestissent l'école afin que leurs enfants "s'en sortent". Tout ce qui pousse les petits à l'exclusion provoque leur souffrance : maltraitance familiale, maltraitance sociale, couleur de peau, obésité, "fils à maman", ou prémices d'une sexualité minoritaire. Les différences visibles provoquent des blessures quotidiennes qui finissent par écorcher l'enfant. D'autres différences sont invisibles, mais quand certains enfants apprennent chez eux que leur copain de classe est juif ou diabétique, ils répondent aux représentations acquises dans leur famille et s'arrangent pour laisser échapper des agressions verbales ou mimiques qui finissent par déchirer les petits camarades ciblés.

Dans ces groupes d'enfants différents, poussés vers l'exclusion, non protégés par leur famille ou par les enseignants, on trouve un taux très élevé de pensées suicidaires.

(photo internet)

Les sources du malheur sont hétérogènes : quand une famille est pauvre mais structurée et cultivée, elle ne transmet pas de misère affective ou intellectuelle.

[...] Les harcelés, les "bougnoules", les rouquins, les "bouboules", les "bananias" et même les bons élèves qui sortent de la routine normalisante, composent, à l'adolescence, un groupe où on trouve quatre fois plus de suicide que dans la population générale.

Quand l'école n'est qu'un lieu d'instruction excluant le temps des rencontres, des jeux et des interventions, elle devient elle-même une forme de harcèlement. A l'école primaire, on évalue 12 % le nombre des conduites suicidaires. Au lycée, cette tentation morbide monte à 35 %. A l'université, on trouve 40 % d'idéations suicidaires et, dans certaines classes qui préparent aux concours des grandes écoles, on en note encore plus ! Plus le harcèlement intellectuel est violent, plus il peut faire naître l'idée de se tuer. Le désir de réussir éloignerait-il les jeunes du plaisir de vivre ?

Bien sûr, la courbe des suicides monte avec l'âge quand le surgissement de la sexualité et du besoin d'indépendance mêlent la peur et le désir. Ces chiffres nous invitent à penser qu'une école qui ne serait qu'un lieu d'instruction négligeant l'épanouissement de la personnalité pousserait nos enfants à la morosité et, au cas où il y aurait une carence sensorielle précoce, provoquerait une angoisse de mort.

C'est en effet à l'âge où on va à l'école qu'en cas d'exclusion, l'impulsion de mort peut venir en tête pour résoudre ce problème émotionnel. En cas de malheur, on souffre mais on ne pense pas forcément à la mort. En revanche, lorsqu'il s'agit d'un rejet par perte affective ou exclusion sociale, l'idée de la mort vient dans l'âme de 12 à 20 % des enfants.



CARENCES SENSORIELLES ET AUTO-AGRESSION


Les études neurodéveloppementales nous proposent une hypothèse forte : les bébés qui ont subi une carence sensorielle à une période sensible de leur dévelopement ont acquis un trouble du fonctionnement cérébral qui les pousse à réagir aux émotions en augmentant leurs activités autocentrées.

Quand un accident les prive d'altérité, ils acquièrent une aptitude à réagir aux stress en se centrant sur eux mêmes. S'il se trouve un autre autour d'eux, ils apprennent à s'orienter vers cette figure d'attachement pour se sécuriser. Mais quand les circonstances précoces les ont privés d'un objet sensoriel extérieur, ils ont appris à s'orienter vers le seul objet dont ils disposaient : leur corps.

(image internet)
 

Leurs balancements, leurs tournoiements, leurs autocontacts fournissaient des stimulations de remplacement. C'est pourquoi on observe couramment que les enfants abandonnés, isolés ou privés d'affection manifestent ces activités autocentrées et, lorsque l'émotion est trop forte pour eux, ils s'auto-agressent violemment. A la moindre tension interne, ils se rongent les ongles, se sucent le pouce, se tordent les mains et, quand l'alerte est trop forte, se mordent, se griffent le visage ou se tapent la tête contre les barreaux de leur petit lit. Toute rencontre devient pour eux une alerte qui réveille la trace mnésique de la perte. Ils ne savent apaiser l'immense angoisse du  manque que par une violente auto-agression. C'est bien La violence contre eux mêmes qui les apaise. 

[...] Les comportements autocentrés se résorbent quand on dispose autour des enfants une nouvelle  niche sensorielle apaisante. Pourtant la trace du manque ne s'efface pas toujours. Si l'environnement est stable, elle peut ne plus jamais s'exprimer, comme elle peut se réveiller à l'occasion d'un évènement banal, tel qu'une mauvaise note, une dispute avec un camarade ou l'absence momentanée de sa mère. Une privation affective, anodine pour un enfant ayant acquis un attachement sécure, prend pour un enfant carencé l'effet d'un vide vertigineux que seule une violente auto-agression pourra calmer. Se donner la mort apparait soudain comme la seule solution possible pour soulager un sentiment de perte insoutenable. Une telle auto-agression n'est pas un appel au secours. C'est le seul moyen de moins souffrir de la terrible angoisse du vide.



SUICIDES ET MIGRATIONS


On est chassé de son pays par la guerre, la torture, la famine ou la sécheresse. On est parfois sacrifié par sa propre famille, restée au pays d'origine. On est très pauvre, attaqué, pillé, escroqué pendant le voyage. On survit seul, sans famille, contrôlé, parqué et souvent exploité par le pays d'accueil.

[...] Il y aura bientôt en Europe, un peuple de soixante dix millions de migrants en grande difficulté psychosociale. [...] Dans cette population incroyablement hétérogène, tous les marqueurs du mal-être sont au rouge (Lindert J., Schouler-Ocak M., Heinz A., Priebe S., "Mental Health, health care utilisation of migrants in Europe", European Psychiatry, 2008) : mauvaise santé, épuisement physique, infections, dépression, irritabilité, revenus permettant à peine de survivre, habitat indigne. Dans de telles conditions, l'éducation des enfants est difficile : la morbidité-mortalité "accidentelle" est élevée et les suicides ne sont pas rares.

Face à ces mouvements de population, les pires stratégies sont : la cohabitation et la marginalisation.

Dans la cohabitation, deux groupes se partagent un même territoire. Quand le contexte social est en paix, ils se côtoient et s'ignorent. Mais à la première difficulté économique ou évènementielle, chaque groupe attribue à l'autre la cause de son mal-être : de violents conflits s'ensuivent.

La marginalisation des migrants est celle qui provoque les plus grands troubles. Dans le groupe mis à l'écart s'installe aussitôt un processus de socialisation archaïque : la loi du plus fort.

(photo internet)

[...] Le problème se pose en termes de choix politique : assimilation ou intégration ? Quand le groupe arrivant se fond et disparait dans la culture d'accueil, on parle d'assimilation. Quand un étranger respecte les lois du pays hôte et acquiert les valeurs de sa nouvelle culture au point d'en devenir un acteur social, on estime qu'il est intégré.

Le destin de ces populations diffère selon les stratégies d'acculturation. Lorsqu'on étudie le devenir de ces groupes, on découvre sans peine l'apparition de quelques indicateurs de bien-être : amélioration de la santé, diminution des dépressions et des conduites anti-sociales, protection et éducation des enfants.

Quand l'assimilation est forcée, les parents, dans leur désir de sauver leur famille, acceptent ce contrat. Ils se taisent, ne parlent jamais de leurs origines ni des raisons pour lesquelles ils ont émigré. Leur adaptation sociale passe par la soumission et le silence. Cette souffrance muette compose pour les enfants d'immigrés une étrange base de sécurité. C'est ce qui explique le "paradoxe de la deuxième génération". L'enfant s'attache à un parent qu'il aime et qui pourtant l'angoisse. [...] L'histoire des parents constitue un chapitre de l'histoire des enfants. Quand les parents se taisent, ils altèrent le processus d'identification de leurs enfants.

L'assimilation forcée (par la politique ou par les circonstances) détruit les racines troublant ainsi l'identification des enfants qui se développent le long de parents devenus bases d'insécurité [...] L'absence de traditions, le manque de transmissions de valeurs, la langue des origines elle-même devenue langue du mystère, de la honte et des secrets que les enfants ne doivent pas entendre, troublent leur développement.

L'assimilation forcée provoque une sorte de déchirure familiale entre ce qu'on peut dire et ce qu'il faut cacher. La politique d'assimilation éteint les migrants qui, curieusement, se suicident peu. [...] Dans ce processus d'assimilation, c'est la deuxième génération qui explose.

[...] Malgré leur naissance dans le pays hôte, malgré les aides sociales, malgré leur réussite scolaire qui, pour certains groupes, est meilleure que celles des enfants de la population d'accueil, ils ont l'impression d'être rejetés comme leurs parents soumis, mis à l'écart, rabaissés. Il s'ensuit un sentiment d'amertume ou même d'hostilité pour la culture d'accueil. La deuxième génération déprime, se drogue et parfois se suicide parce qu'elle a été privée de la base de sécurité familiale. Les parents, malheureux et silencieux, n'ont pas pu offrir à leurs enfants la confiance en soi parce que la politique d'assimilation les avait amputés de la fierté des origines qui transmet les valeurs.

[...] Les migrants constituent une population fragile qui fragilise ses enfants. Lorsque, avant le départ, quelques individus étaient déjà malades, la cascade des traumas les brise ou révèle une vulnérabilité qui ne serait pas exprimée dans un milieu stable.

[...] Quand la première génération de migrants s'assimile sans un mot, leurs enfants insécurisés et honteux de leurs origines protestent contre la culture d'accueil et idéalisent la culture d'origine comme un paradis perdu. Quand les circonstances isolent les arrivants et les font souffrir encore plus ils deviennent pour leurs enfants des parents effrayés-effrayants qui altèrent la deuxième génération. Les marqueurs du mal-être sont encore plus flagrants (Veling W. Susser E., Van Os J., "Ethnic density of neighborhood and incidence of psychotic disorder among immigrants" American Journal of Psychiatry, 2008). : dissociation psychotique, dépressions, échecs scolaires, consommation médicale et psychiatrique, comportements antisociaux, nombreuses tentatives de suicide.

 

 

DILUTION CULTURELLE ET IDÉES SUICIDAIRES

 

Plus la dilution culturelle est grande, plus les individus du groupe concerné risquent de se suicider (Kral M. J., Arnakaq M., Ekho M., "Suicide in Nunavut : Strories from Inuit Elders", in J. Oakes, R. Rievwe, S. Koolage, L. Simpson, N. Schuster (éds), Aboriginal Health, Identy and Rescue, Winnipeg, MB, Studies Press, 2000). Quand la culture est diluée (peu de rencontres, peu de rituels, peu de raisons de s'entraider), la niche affective qui entoure un enfant n'est plus une base de sécurité. Le petit ne peut acquérir confiance en lui, aucun effort n'a de sens s'il n'est pas adressé à une figure d'attachement, le moindre évènement peut devenir alors précipitant vers le suicide. Aux États-Unis, les minorités africaines, asiatiques, hispaniques constituent des groupes où les marqueurs du bien-être sont abaissés : mauvaise santé physique et psychique, peu de diplômes, faibles revenus, peu de voyages, peu de lectures, peu de loisirs, forte délinquance. [...]

[...] Dans les groupes en difficulté, les deux facteurs les plus protecteurs sont la solidarité du groupe migrant et ses transactions avec la culture d'accueil. Les soutiens n'existent pratiquement pas au-dessous du seuil de pauvreté. 

[...] Le paradoxe de la deuxième génération peut se retrouver dans un même groupe [...]. Les enfants d'immigrés ont eu moins d'épreuves à surmonter, et pourtant, ils souffrent plus de l'image rabaissée de leurs parents. Ceux qui ont émigré ont subi de graves difficultés réelles : fatigue, stress, mauvaise hygiène, habitat insalubre et métiers épuisants, mais dans leur monde psychique, ils vivaient une lune de miel : le rêve américain allait les rendre heureux, riches et libres et permettre à leurs enfants de s'épanouir.

(image internet)
 

La deuxième génération a connu de meilleures conditions matérielles, mais elle a dû s'identifier à des parents épuisés, exploités et souvent mal intégrés. Après l'euphorie du rêve américain de la première génération, la descente a été douloureuse pour les enfants. [...] La génération d'enfants d'émigrés était en grande difficulté. On notait de nombreux états dépressifs, avec idéation suicidaire. L'obésité était impressionnante avec asthme et troubles physiologiques. Les décrochages scolaires avaient laissés les enfants dériver vers la drogue et la délinquance. L'absence de politique d'accueil n'avait pas permis aux parents de choisir leur mode d'acculturation. Ni assimilés, ni intégrés, ils avaient constitués un groupe marginalisé, géré par la loi du plus fort et du sauve-qui-peut. C'est dans un tel milieu que les enfants se sont développés sans rituels culturels ni transmission de valeurs familiales.

L'assimilation enjoint aux parents migrants de renoncer à leur culture d'origine, ce qui les transforme en base d'insécurité. Ils perdent leur effet apaisant et leur pouvoir d'énoncer les interdits. L'assimilation brutale ne donne pas aux migrants le temps d'acquérir les rituels et les valeurs de la culture d'accueil. Pendant plusieurs dizaines d'années, l'angoisse flotte dans ces familles. Les enfants doivent alors faire un choix déchirant. Se sentant exclus de la culture d'accueil, ils idéalisent la culture de leurs origines, où ils ne sont pas mieux acceptés. Quand au contraire, ils rejettent la culture d'origine pour mieux acquérir les valeurs de la cultures hôte, cela crée chez les parents un sentiment de trahison qui provoque une déchirure familiale.

[...] Le processus d'intégration, où la fierté des origines s'associe au
plaisir d'apprendre la culture d'accueil, mène à une assimilation sans violence. [...]

Il faut souligner que ce n'est pas le long terme qui favorise l'assimilation, c'est la politique culturelle d'intégration (Ponizovski A. M., Ritsner M. S., "Patterns of loneliness is an immigrant population", Comprehensive psychiatry, 2004). Quand la deuxième génération n'a pas été entourée par des structures culturelles périfamiliales, on voit se former des isolats culturels. Certaines minorités non intégrées, honteuses de leurs origines et détestant la culture d'accueil qui les rabaisse, s'organisent en groupes hostiles et désespérés. [...]

(photo internet)
 

La crise d'identité des enfants de la deuxième génération est très douloureuse. [...]

Dans tous les pays, les migrants, quelles que soient leurs origines, leurs religions et leurs cultures initiales, ont plébiscité les politiques culturelles d'intégration (Eyou M., Adair V., Dixon R., "Cultural identity and psychological adjustment of adolescent Chinese immigrant in New Zeland", Journal of Adolescence, 2000) qui proposent d'associer la fierté des origines au plaisir d'acquérir une nouvelle manière de vivre. Leurs enfants ont bénéficié de deux cultures comme on apprend deux langues. Tout le monde en a profité.

Il faut reconnaitre que la modernisation rapide de ces dernières années ne favorise pas ce processus, car les enfants doivent, en plus du travail d'intégration, supporter le "choc des civilisations". [...]

 Tout ce qui tisse un lien prend l'effet d'une contrainte sécurisante. L'attachement n'est ni un empêchement, ni un interdit. C'est une entente biologique, affective et sociale qui tutorise nos développements, mais pas dans n'importe quel sens. Dès qu'on s'est attaché, on peut se développer, mais on ne peut plus tout se permettre.

Tout ce qui dilacère le lien facilite le passage à l'acte suicidaire. L'engagement affectif, familial et culturel constitue la plus efficace protection contre le désir de mourir, à condition que la société organise les institutions et les lieux de rencontre où vont se tisser les liens (Mishara B. L., Tousignant M., "Comprendre le suicide",  Les Presses de l'Université de Montréal, 2004)

La transmission intergénérationnelle est une contrainte à l'identification sécurisante, à condition que les récits proposent une représentation de la culture des anciens, grâce aux romans, aux films, aux essais et aux témoignages.

L'absence de contrainte est souvent éprouvée comme un abandon, une divagation qui dilue le sens et laisse émerger l'angoisse. La solitude est une perte de liberté quand, n'ayant pas un autre pour nous orienter, nous nous laissons entraîner là où porte le vent.



PREVENTIONS


Prévenir, c'est prendre des dispositions qui empêchent l'acte suicidaire. Une fois compris ce qui nous pousse dans la mort, il faudrait intervenir à chaque étape de ce processus afin de l'inverser et de nous pousser vers la vie ce qui n'est pas toujours facile.

Les décisions à prendre sont innombrables pour diminuer le nombre de suicides. [...] 

Pour comprendre ce phénomène aujourd'hui, on a tendance à ne plus morceler le savoir, mais au contraire à intégrer les informations biologiques, affectives, psychologiques, sociologiques et culturelles.

(image internet)

[...] On peut comprendre que la précarité sociale, source d'isolement
et de malheurs répétés (perte d'emploi, difficultés domestiques, divorces, troubles psychiques, maladies du stress) favorise le désespoir et laisse venir la mort. Mais comment comprendre que la culture des loisirs joue un rôle majeur dans la prévention des suicides ? [...]

Dans tous les pays où une politique de prévention a été mise en place, le taux des suicides a nettement baissé (Scandinavie, Hongrie, Canada).

La seule donnée fiable à 100 %, c'est que si l'on ne fait rien, on laissera venir tout ce qui mène à la mort. Mais si l'on prend des décisions médicales, familiales, éducatives, scolaires et culturelles, on aura un retour sur investissement qui a déjà été évalué : plus on investit tôt, plus les résultats sont bénéficiaires (Heckman J. J., "Skill and the economies of investing in disadvantaged children", Science, 2006)


Cette politique de prévention devra s'orienter : 

- sur le développement de la personne : génétique, conditions de grossesse, structure de la niche affective des premiers mois, modèles identificatoires familiaux, fratries.

- sur les structures d'alentour : fonctionnement familial, culture de quartiers, école, activités périfamiliales, loisirs.


Les récits culturels ont une fonction importante : les mythes, préjugés et stigmatisations peuvent provoquer des épidémies de suicide, alors que des explications ou des récits valorisants les empêchent.



PREVENTION AUTOUR DE LA NAISSANCE


[...] Il n'existe pas encore de programme à destination des tout-petits, alors que les données récentes issues des neurosciences prouvent que la petite enfance est un moment déterminant, non pas du suicide, mais de l'acquisition d'une vulnérabilité émotionnelle. Selon les conditions du contexte (familial, scolaire ou culturel), cette trace neurologique peut faciliter le passage à l'acte.

Il n'est pas facile de contrôler les antécédents familiaux, une famille à suicides, les petits transporteurs de sérotonine ou la violence intergénérationnelle, mais on peut les repérer de façon à déterminer quel type d'environnement conviendrait pour tutoriser un néodéveloppement résilient.

[...] La prévention peut s'organiser en trois temps.


La prévention primaire

Elle empêche l'acquisition des facteurs de vulnérabilité les plus décisifs dans le suicide des enfants : l'impulsivité, l'impossibilité de ne pas passer à l'acte. Lorsque la niche parentale, lors des soins quotidiens, stimule les neurones préfrontaux qui inhibent l'impulsion, lorsque les mimiques faciales et les postures des donneurs de soins structurent l'affectivité qui apprend à un bébé à interagir, lorsque les paroles expliquent la situation à l'enfant et lorsque la culture lui donne la possibilité de s'exprimer, tous les processus de contrôle sont mis en place. 

A l'inverse, lorsqu'un malheur altère les émotions parentales, la niche affective appauvrie ne sécurise plus l'enfant.

(image internet)

En France, la prévention primaire sociale est bonne : [...] Protection Maternelle Infantile (PMI), crèches et maternelles. Cependant la formation des métiers de la petite enfance est très disparate (puéricultrices, jardinières, psychologues, infirmières, éducateurs, auxiliaires etc.). Il conviendrait d'instituer une université de la petite enfance où la théorie de l'attachement, en intégrant les données biologiques, affectives, psychologiques et sociales, donnerait aux professionnels de la petite enfance une cohérence éducative et un partage des connaissances. [...]

Les pays européens cherchent à organiser un réseau de soutien autour du nouveau-né (Wahlbert K., Makinen M., "Prevention of Depression and Suicide", Luxembourg, European Communities, 2008). L'entourage sensoriel commence en fin de grossesse, puisque c'est à ce moment que le petit commence à inscrire dans sa mémoire les émotions maternelles qu'il perçoit.  L'épigénèse, les pressions environnementales qui entrainent le cerveau dans un type de fonctionnement, peuvent être organisées par des décisions politiques : protection des femmes enceintes, stabilité affective, congés maternité et paternité, aide aux parents en difficulté. C'est un véritable réseau composé par les parents, leur histoire et leur famille qui devra être associé aux professionnels, accueillants et éducatifs, et, en recherches cliniques et en cas de besoin, aux psychiatres et psychologues dont les recherches cliniques et scientifiques étayent les praticiens de la petite enfance. (WAIMH (World Association Infant Mental Health, Hôpital St Vincent de Paul, Paris).


La prévention secondaire

Elle consiste à prendre en charge le problème au tout début de l'apparition du trouble qui peut ainsi être enrayé (Dugnat M., "Troubles relationnels père-mère/bébé : quels soins ?", Ramonville-Saint-Agne, Erès, 1996). Beaucoup d'institutions et d'associations fonctionnent déjà très bien : PMI (Protection Maternelle Infantile), REAAP (Réseau d'Ecoute, d'Appui et d'Accompagnement des parents). De nombreuses associations aident les enfants et les parents en difficulté. Il suffira de mieux les faire connaitres car beaucoup de jeunes parents ignorent leur existence.


La prévention tertiaire

Elle cherche à réparer les troubles existants : retrait affectif, isolement, décrochage scolaire, auto-agressions.

(image internet)
Tous les traumas précoces imprègnent des traces de vulnérabilité dans la mémoire biologique du tout-petit. Le fait que le nourrisson soit secoué par des parents exaspérés déchire parfois ses méninges. Les violences autour de l'enfant, les cris et les menaces l'affolent et l'empêchent d'acquérir l'attachement sécure qui, en cas de malheur pourrait le protéger. La maltraitance directe, les coups sur son petit corps ou les abus sexuels provoquent de graves troubles du développement. Mais, c'est la négligence affective, l'isolement
sensoriel ou un environnement technique trop déshumanisé qui altèrent durablement le développement du système nerveux et l'apprentissage des rituels d'interaction qui nous permettent de vivre ensemble. Or, dans notre civilisation où la culture du sprint et l'amélioration de la technologie nous permettent de travailler à distance, les conditions familiales éloignent les parents et appauvrissent la niche affective. So l'on veut préserver les bénéfices que nous apporte la technologie et lutter contre les effets secondaires de la dilution des liens, il est nécessaire d'organiser une nouvelle niche affective en y intégrant les parents, mais aussi la famille énergie. Et si on veut lutter contre des disparités de genre, il faut développer les métiers de la petite enfance en donnant une formation plus courte et plus cohérente.

Chez les enfants, les médicaments psychotropes sont rarement utiles. Au contraire, chez les adolescents et les adultes, la réponse est claire : un groupe de suicidaire qui prend des antidépresseurs a beaucoup moins de suicides qu'un autre groupe qui les a refusés (Isacsson G., Holmgren P., David P., Bergman V., "The utilisation of antidepressants - a key in the prevention of suicide : An analysis of 5.281 suicides in Sweden during the period 1992-1994"; Acta Psychiatry Scandinavia, 1997). Les pulsions suicidaires provoquées par les médicaments sont rares dans la pratique. [...] Toutefois, chez les enfants, ce ne sont pas les médicaments qui peuvent empêcher le suicide ; c'est la constitution fiable d'une niche affective et éducative, familiale et extra-familiale.



PREVENTION AUTOUR DE LA FAMILLE


[...] Certains enfants se donnent la mort, alors qu'ils n'ont aucune envie de mourir. Ils commettent un contresens, ils veulent que leur vie change, pas qu'elle s'arrête.

[...] Les suicides d'enfants sont rares. [...] Dans les familles nombreuses, les suicides sont pratiquement inexistants (Durkheim E., "Le suicide"). Ce constat renforce l'idée que les familles à multiples attachements sont celles qui protègent le mieux les enfants. (Bowlby J., "Soins maternels et santé mentale")

Dans les civilisations rurales, un enfant, même loin du regard de ses parents, est toujours surveillé par un adulte. Les cultures africaines ont un slogan pour l'exprimer : "il faut tout un village pour élever un enfant." Tout adulte a le pouvoir d'intervenir pour secourir ou gronder un enfant. Comme dans une famille nombreuse, le petit est toujours entouré par des figures d'attachement avec lesquelles il établit des styles affectifs différents : sécure et affectueux avec l'un, insécure et conflictuel avec l'autre. L'enfant, dans sa constellation affective peut s'orienter vers le tuteur de développement qui lui convient le mieux.

[...] Que la famille soit traditionnelle, villageoise ou moderne sprinteuse, c'est toujours un moment d'isolement qui vulnérabilise l'enfant : désert contextuel quand les parents sont débordés, désert passé quand un trouble du développement a laissé dans la mémoire une trace qui empêche la maitrise de l'impulsion.

(image internet)

Un enfant peut se suicider sans être suicidaire. C'est pourquoi les signes indicateurs sont difficiles à voir et à comprendre. Le petit formule mal un malaise diffus que les adultes n'imaginent même pas. Comment voulez-vous qu'ils ne soient pas stupéfaits, hébétés, sidérés par le suicide d'un enfant ? Impensable ! 

Les indices prédictifs sont à peine perceptibles et peu fiables.  [..] La plupart du temps, l'enfant à risque n'exprime qu'un ou deux indices à peine signifiants. On ne remarque pas qu'il se fait punir, se déclare coupable d'une faute qu'il n'a pas commise, joue à se faire frôler par les voitures, traverse la rue en courant, se mord les lèvres, se griffe le visage en cas de frustration bénigne ou descend de l'autobus en marche. L'adulte effrayé se fâche parce qu'il a eu peur, mais personne ne comprend que ces troubles révèlent une défaillance cognitive, conséquence du désengagement affectif d'un enfant qui décroche de l'existence.

La prévention consiste à établir une relation de confiance, tisser un lien sécurisant, inscrire l'enfant dans un club de sport, un cours de musique ou très simplement lui envoyer des cartes postales. Toutes ces banalités sont les ingrédients nécessaires pour tisser le lien d'attachement qui, lui, est fondamental.


On pourrait schématiser les stratégies de préventions de la manière suivante : 

La prévention professionnelle

Chez l'adolescent, l'adulte et l'âgé, les médecins sont souvent consultés, ce qui ne veut pas dire que le patient exprime sa tentation de suicide. Il raconte une souffrance dont le récit est acceptable : "J'ai mal au ventre ... je suis fatigué ... j'en ai marre." Cette expression sert de masque à ce que le suicidant ne parvient pas à dire.

Chez l'enfant, c'est encore plus difficile. Quand ils sont dépressifs, on voit bien qu'ils sont moroses, s'isolent, ont peur de l'école, se mettent en colère, jouent moins et ont des préoccupations morbides. Mais quand ils ne sont pas dépressifs, comment repérer l'imminence d'une impulsion ?

Pourtant, lorsque les médecins, au cours de leur formation continue, s'entrainent à comprendre ce que peut être une idéation suicidaire, ils dépistent un nombre non négligeables de cas.


La prévention non professionnelle (Eagles J.M., Carson R.P., Begg A., "Suicide prevention : A study of patient's view", British Journal of Psychiatry, 2003)

(photo internet)

Tout le monde peut repérer si un enfant a subi des pertes parentales
au début de son existence, s'il a souffert de ruptures affectives répétées, s'il existe des troubles psychiques chez les parents, s'il baigne dans une ambiance familiale violente ou si le mode d'existence de ses parents n'est qu'une série de catastrophes.


Dans ce cas, tout ce qui parvient à tisser l'affection est une protection : un appel téléphonique, une carte postale, un bavardage, un évènement banal pour une personne épanouie prend pour un suicidaire l'effet d'un sauvetage. [...]


La prévention auprès du grand public

Le message le plus protecteur consiste probablement à faire entrer dans les récits collectifs l'idée de "crise suicidaire". "Vous voulez vous tuer, c'est un moment terrible de votre existence. C'est une crise à laquelle il faudra bien trouver une issue". Les stéréotypes des décennies précédentes affirmaient plutôt que les suicidaires étaient fous, tarés ou faibles d'esprit. Les personnes désespérées s'isolaient encore plus, ce qui aggravait le découragement et semblait confirmer qu'il n'y avait pas d'autre issue que la mort.



PREVENTION AUTOUR DE L'ECOLE


La vulnérabilité acquise n'est pas suffisante pour expliquer l'idéation suicidaire et le passage à l'acte. Il faut aussi que les circonstances culturelles disposent autour de l'enfant des enveloppes affectives délabrées qui révèlent cette faille.

Le facteur précipitant vient du groupe qui entoure l'enfant, mais il ne peut être la cause du geste suicidaire. Il faut une convergence de risques, individuels, familiaux et culturels pour qu'un évènement déclenche l'auto-agression mortelle.

C'est à l'âge où on va à l'école que peut surgir l'impulsion de se donner la mort. La prévention primordiale qui aurait dû circuiter les neurones préfrontaux et permettre l'inhibition de l'action n'a pas pu se mettre en place à cause d'un isolement sensoriel imprévu. L'enfant n'a pas pu acquérir une stabilité affective parce que ses parents étaient eux-mêmes en difficulté conjugale (violence, glace relationnelle) ou sociale (chômage, épuisement professionnel). Le petit s'est développé dans un milieu où on lui parlait peu, ce qui ne lui a pas permis de découvrir l'effet tranquillisant de la parole. C'est avec cette charge explosive qu'il est entré à l'école.



Le premier jour d'école, deux enfants sur trois ont déjà mis en place ce système neurologique, affectif et verbal qui leur donne confiance en eux. C'est un jeu pour eux de découvrir les petits compagnons. C'est un plaisir de faire l'effort intellectuel qui donne accès aux connaissances abstraites. 

(image internet)

Un enfant sur trois n'a pas eu la possibilité de construire cette maitrise de la pulsion qui est une forme de liberté puisqu'elle permet de ne pas se soumettre à un déterminisme émotionnel tout-puissant.

C'est à l'école que s'exprime cette faille dans la construction de soi. Cependant, l'institution ne peut résoudre qu'une partie de la défaillance affective précoce. Il est impossible de dire que l'institutrice est responsable du suicide d'un enfant parce qu'elle l'a grondé ou lui a attribué une mauvaise note. Il fallait qu'auparavant, toute une ontogénèse (développement d'un individu depuis sa conception) l'ait préparé à cette réaction démesurée. L'évolution de cette petite personne s'est articulée avec une situation scolaire qui, pour elle, à cause de son développement particulier, prend une signification extrême et déclenche une émotion qu'elle n'a pas les moyens de maîtriser.

Trente pour cent des enfants sont insécures, ce qui ne veut pas dire suicidaires. En établissant des relations distantes, ambivalentes ou confuses, ils manifestent un style affectif qui trouble leurs relations quotidiennes et les place en situation de mal apprendre à l'école, de mal parler, de se soumettre à leurs propres émotions. Certains enfants agressent ceux qu'ils aiment, ce qui ne les rend pas facile à aider. Et d'autres enfants illisibles, confus, incohérents désorientent l'enseignant qui ne parvient pas à établir avec eux une relation stable, sécurisante et éducative.

Dix pour cent des enfants scolarisés ont pensé à se suicider ! [...] La souffrance à l'école et l'idéation suicidaire sont fréquentes. [...] Quand, à l'immobilité physique exigée à l'école, s'ajoutent un isolement affectif et une difficulté de mentalisation, l'enfant demeure prisonnier d'une représentation de soi dévalorisée. L'ennui soumet l'enfant à ces traces inscrites dans sa mémoire qui reviennent sans cesse, comme une obsession.

Douze pour cent des enfants sont très malheureux à l'école et 18 % ne s'y plaisent pas (Observatoire International de la violence à l'école, Unicef, Debarbieux, 2011), ce qui correspond à peu près au tiers des enfants insécures qui ont mal au ventre chaque matin, à l'idée d'aller à l'école.

Les enfants sécures qui se font insulter et bousculer à l'école (ce qui arrive à plus de la moitié des écoliers) savent surmonter l'épreuve. Les insécurisés ressentent ces agressions comme un harcèlement, un traumatisme, et se retrouvent dans la population des enfants qui pensent au suicide.

(image internet)
L'école réalise un espace, une institution, où l'on subit des empreintes émotionnelles, autant que l'on y reçoit une instruction. La notation, exacerbée par notre culture de la compétition, ne tient pas compte du façonnement émotionnel qui se poursuit à l'école. La trace neurologique qui facilite l'impulsivité peut être renforcée par l'isolement ou le harcèlement. Cette même trace peut s'éteindre quand l'enfant tisse des liens avec des compagnons sécurisants ou des enseignants qui, croyant ne transmettre que des instructions servent, à leur insu, de modèle identificatoire de l'enfant.

Certains enfants malheureux chez eux, s'améliorent à l'école. Ils se disent apaisés par la rencontre avec un professeur qui ne s'en rend pas toujours compte. C'est à l'occasion d'une activité extrascolaire, comme le théâtre, un atelier philosophique, une expédition culturelle ou naturaliste que s'est tissé le premier nœud d'un nouveau lien sécurisant. 

[...] tout ce qui provoque la dilution des liens dans un groupe familial ou scolaire (négligence affective ou ennui) laisse émerger les traces de vulnérabilité acquises précocement. Quand les circonstances mettent un enfant "hors sens" par l'exclusion ou l'humiliation, cette faille peut surgir. A l'inverse, elle peut être contrôlée, enfouie ou relativisée quand l'enfant trouve un substitut familial ou quand l'école propose des activités éducatives ajoutées à la nécessaire instruction.

La prévention du suicide à l'école est donc possible (www.refusechecscolaire.orgElle ne guérira pas les difficultés familiales, mais évitera à l'enfant de souffrir à l'école, d'y être harcelé jusqu'à ressentir une idéation suicidaire. L'engagement des enseignants est efficace. [...] 

On pourrait schématiser ainsi la prévention périscolaire  à l'école : action, affection, mentalisation.

- L'action est un excellent tranquillisant. [...]

L'affection, en tissant les liens de familiarité, sécurise l'enfant et lui donne le plaisir de faire l'effort d'explorer le monde mental des autres et d'acquérir les connaissances abstraites (Bretherton I., Munholland K. A., "Internal working models in attachment and relationships" in J. Cassidy P.R. Shaver (Eds) Handbook of Attachment). Quand la sécurité affective facilite les performances intellectuelles, l'enfant apprend à s'exprimer. En cas de malheur, il saura lui-même chercher le tuteur de résilience qui pourra le soutenir. Toute rencontre qui, à  l'école, et autour de l'école, facilite le tissage d'un lien, diminue la probabilité d'expression d'une faille impulsive acquise précocement.

- La mentalisation, en mettant une sensation sous forme d'images et de mots, permet l'élaboration et le partage des émotions (Rimé B. "Le partage social des émotions", Paris, PUF, 2005). L'enfant ne se sent plus seul au monde quand il a un lieu pour s'exprimer et une personne familière pour l'entendre. 

Les enfants gardés par des machines (Internet, télévision, téléphone portable, jeux vidéo) augmentent fortement leur risque de dépression quand ils passent quatre heures par jour devant les écrans. Cette culture de la communication altère la culture des relations. [...]

L'enseignant ne peut pas tout faire. Il s'est formé pour instruire, c'est son contrat avec la société. On peut toutefois l'entourer de structures périscolaires éducatives où l'enfant pourra apprendre à bouger, aimer et s'engager dans son chemin de vie.



PREVENTION AUTOUR DU SUICIDE


On ne se suicide jamais tout seul. Quand on se précipite dans l'acte à l'occasion d'un relâchement affectif ou social et quand la mort nous emporte, elle arrache une partie de l'âme de ceux qui nous côtoyent. Ceux qui découvrent le corps de l'enfant sont gravement choqués. Ceux qui assistent à la détresse de la famille, au désarroi des compagnons, à l'accablement des enseignants, aux maladresses des voisins sont entamés par sa mort.

(image internet)

Comment annoncer aux enfants qu'un petit copain de classe vient de se donner la mort ? [...] Face à cet immense fracas, dans les temps anciens (pas si anciens que ça) on faisait comme si de rien n'était. On empêchait les enfants de voir le corps, on les empêchait même d'en parler pour qu'ils ne soient pas traumatisés. Les enfants continuaient à vivre, avec un énorme trou dans la représentation de soi : "On peut donc mourir, comme ça, pour rien et rien dans l'âme de ceux qui nous entourent. Comme si on avait jamais vécu !" Cette manière d'empêcher l'empathie, en s'arrangeant pour que les enfants ne se représentent pas la souffrance des autres, constitue un entrainement à la perversion : "Seul mon bien-être compte. La mort des autres ne doit pas m'altérer."

[...] L'évolution de la souffrance de l'endeuillé se fait différemment selon sa personnalité et son soutien familial et culturel (Seguin M., Castelli-Dransart D.A., "Le deuil suite à un suicide : symptomatologie et choix d'intervention", Encyclopédie médico-chirurgicale, Paris, Elsevier, "Psychiatrie et pédopsychiatrie", 2006)

Dans un premier temps, c'est l'agonie psychique, la sidération, la dénégation intense, presque délirante tellement le réel est impensable. "Ce n'est pas possible, il ne peut pas être mort, il ne peut pas avoir fait ça."

La douleur arrive avec la conscience, l'acceptation du réel : "Qu'est ce que j'ai fait pour qu'il se donne la mort ?". La honte : "Je n'ai rien vu, je n'ai rien compris, je suis minable." La colère : "Il avait été voir un médecin parcequ'il avait mal au ventre, ce médecin n'a rien fait ... C'est l'enseignant qui est la cause de sa mort ..."

Le soutien immédiat doit être affectif avant d'être psychologique : "On est près de toi, on pleure avec toi. On l'aimait nous aussi ..." Une intervention psychologique, en soulevant trop de questions, peut aggraver la souffrance des endeuillés (Shear M., Frank F., Foa E., "Traumatic grief : A pilot study", American Journal of Psychiatry, 2001). La famille, bien sûr, la fratrie et même le quartier sont invités au soutien avec efficacité et quelques maladresses. Les endeuillés pensent que personne ne peut comprendre une telle tragédie. Alors, ils se retrouvent dans des associations de parents d'enfants morts ou suicidés et là, en effet, ils se sentent moins mal et peuvent malgré tout tenter un travail de deuil (Paré C., "Le rôle du centre de prévention du suicide de Québec, auprès des écoles", in P. Ghyslain, D. Rhéaume, "La prévention du suicide à l'école", Montréal, Presses universitaires du Québec, 2004).

L'appartenance culturelle donne forme à ce soutien, à cette reconnaissance du droit de souffrir. [...] Les expressions culturelles différentes ont toutes un enjeu commun : soutenir les endeuillés, rendre sa dignité au mort et permettre un travail de deuil.

Quand le contexte n'effectue pas ces rituels, des interprétations persécutrices s'ajoutent à la douleur de la perte : "Pourquoi ce silence ? Le médecin a-t-il commis une faute ? Mon mari l'a-t-il poussé au suicide ?  Quand je vois ma femme, je pense à la mort de notre enfant." Les divorces qui suivent souvent la mort d'un enfant ajoutent une souffrance à la souffrance.

Quand les copains endeuillés comprennent ce qu'est la mort, ils sont choqués et on besoin d'un soutien comparable à celui des adultes. Si on en parle pas avec eux, ils en parleront entre eux et les rumeurs et fantasmes n'auront pas de freins.

Ceux qui sont trop petits pour comprendre la mort souffrent de la souffrance des adultes qui les entourent. 

Ils deviennent mutiques, sombres, silencieux et manifestent moins de plaisir à aller à l'école.

(image internet)
[...] "Les associations ont répondu à la problématique du suicide
avant la mise en place de mesures par les autorités."
(Amadéo S., "Quel rôle pour les associations dans la prévention du suicide", in P. Courtet, "Suicides et tentatives de suicide"). Des bénévoles, des endeuillés, des suicidants, des universitaires et des chercheurs se rassemblent pour associer leurs épreuves et leurs réflexions. Ce mode de connaissance produit des idées originales et pratiques. Dans ces groupes, on parle beaucoup de postvention et de résilience, car les parents blessés convertissent leur propre souffrance en prévention pour les autres. 

Actuellement, le travail de réseau entre différents organismes associatifs fournit largement les preuves de son efficacité et organise chaque année, une journée de la prévention du suicide. L'UNPS (Union Nationale Pour la Prévention du Suicide) regroupe trente-huit associations expérimentées qui sensibilisent le grand public avec l'aide des ministères. [...]

L'après-suicide d'un enfant survivant n'est pas facile. Quand le geste a été fait, il est inscrit dans toutes les mémoires, il oblige à remanier le fonctionnement familial. Il faut que les proches deviennent plus sécurisants, sans exaspérer l'enfant en le surveillant trop. Ce nouvel encadrement peut se faire dans la vie quotidienne et permettre de renouer avec l'entourage en mettant en chantier un projet partagé (Terra J.L., "La souffrance psychique : le suicide", in F. Bourdillon, G. Brücker, D. Tabuteau (éds), Traité de santé publique, Paris, Flammarion, "Médecine-Sciences", 2004), mais faire de l'après-crise un nouveau projet d'existence, ce n'est pas toujours facile.

Les associations ont un rôle capital dans la prévention du suicide, en expliquant le phénomène, en donnant des adresses et en luttant contre les idées reçues. 

L'"effet Werther" démontre que le simple fait d'apprendre qu'on peut se tuer par perte amoureuse sert de modèle et provoque une épidémie de suicide. Alors pourquoi ne pas organiser un "effet  anti-Werther" ? Puisque les histoires de vie nous apprennent qu'un petit mot suffit parfois à empêcher le passage à l'acte, pourquoi ne pas demander aux médias de faire des récits qui expliqueraient que le suicide n'est pas une fatalité (Taylor S.E., "Health behavior and Primary Prevention in Health Psychology", New York, McGrawHill, 1999). Pourquoi ne pas organiser des réseaux de protection ? Des articles de presse pourraient aussi expliquer que l'impulsion est contrôlable quand on tisse un lien qui nous sécurise. Cette simple information permettrait de déjouer la malédiction "dans le suicide, il n'y a rien à faire".

Cette nouvelle vision du suicide permet de ne plus chercher un bouc émissaire (la mère, le professeur ou la société) par qui le malheur arrive. C'est une constellation de déterminants qui pousse l'enfant à l'acte. La lutte contre les idées reçues est déjà un facteur de protection. Prévenir n'est pas banaliser.

Faire entrer dans le public la notion de "crise suicidaire" permet de de dire que "c'est un moment terrifiant et dangereux", mais, après la crise, on se remet à vivre, comme l'espèrent les petits suicidaires.

Pour dépister ces moments, les enseignants sont en première ligne. Il ne s'agit pas de questionner brutalement les enfants : "As-tu envie de te tuer ?". Les conférences sentencieuses ne servent qu'à engourdir les élèves. En revanche, à l'occasion d'une activité éducative, on peut donner la parole aux enfants, sous forme de contes (Tychey C. de, Test des contes et clinique infantile, Paris, In Press, 2010). S'ils sont petits, on leur demande de commenter "L'ourson pas pareil", "Le sexe préféré" ou "L'oisillon tombé du nid", ce qui crée l'occasion de parler du sentiment de rejet, de la difficulté de choisir un genre ou de l'angoisse d'être abandonné. Chez les "grands", le commentaire d'un film, d'un roman ou d'un essai permet le même travail psychologique.

Ce genre de prévention primaire dans les écoles a permis de repérer quelques signes précurseurs et d'alerter l'entourage et les professionnels.

(photo internet)

Ces manières de donner la parole n'ont pas toujours d'effet sur l'idéation suicidaire, mais elles font savoir à l'enfant qu'un soutien est accessible et qu'il suffit souvent à surmonter la crise. L'évaluation chiffrée est imprécise mais les témoignages d'enfants sauvés ne manquent pas.

Les programme de sensibilisation destinés aux très jeunes dans les écoles ont provoqué une controverse. Certains pensent que ces bavardages banalisent le suicide et suggèrent que se donner la mort est une solution possible. "Beaucoup d'enfants sortent de ces réunions extrêmement angoissés". (Velting D. M., Gould M. S., "Suicide contagion", in R. w. Maris, M. M. Silverman, M. S. Gould (éds), Review of Suicidology, New York, The Guilford Press, 1997).  Il semble que cet effet soit plutôt dû au style de l'adulte. Les enfants sont très sensibles à la réthorique. La manière de dire compte parfois plus que le contenu du discours. Si l'adulte est un imprécateur, son discours de malheur peut effrayer l'enfant. Quand il explique au contraire que l'oisillon tombé du nid retrouve ses parents qui ont volé à son secours, on peut penser que l'enfant recevra un message de main tendue et non pas de malheur inexorable.

Il existe pourtant des préventions dangereuses. Quand les programmes scolaires héroïsent la mort des enfants, comme on le voit dans les pays en guerre. Au Proche-Orient, de nombreux garçons se mettent à aimer la mort. Quand une idole de cinéma ou de la chanson se suicide et que la première page des journaux et les informations télévisées font de cette mort une représentation tragique et magnifique, l'emphase peut provoquer un sentiment d'extase suicidaire, comme on le voit dans les hypnoses collectives de sectes.

On a noté une augmentation des suicides après la mort de Marilyn Monroe ou quand une telle tragédie a fait la première page des journaux (Kahn J.P., Cohen R., "Impact es médias sur le suicide, comment transformer l'"effet Werther" en prévention du suicide ? " in P. Courtet, Suicides et tentatives de suicide)

Internet et les blogs jouent aussi un rôle de super-média qui a pu encourager quelques suicides en donnant des recettes ou des exhortations. Heureusement, il en a aussi découragé beaucoup en expliquant ce qu'est une "crise suicidaire" et en donnant des numéros de téléphone.



CONCLUSION


Le suicide est un problème de santé publique.  [...] 

Les suicidaires, prisonniers de leurs souffrances, pensent qu'il s'agit d'une dernière liberté, alors que les études cliniques et scientifiques démontrent qu'il s'agit d'un cheminement vers une issue fatale... quand la culture ne fait rien !

A l'époque où on cloisonnait les savoirs, on se soumettait à cette fatalité. On disait : "C'est génétique... c'est biologique... c'est familial... c'est culturel." On obéissait à ces représentations, confirmant ainsi la fatalité. Depuis que les recherches intègrent les données, on admet que de multiples causes exercent leur pression à chaque étape du développement, jusqu'au moment où un évènement précipitant la pousse à l'acte. On découvre alors que l'on peut intervenir à chaque étape.

La génétique a son mot à dire. Elle parle d'hyperémotivité qui ne mène pas au suicide, mais rend sensible à tout évènement.

L'épigénèse intervient dès la fin de la grossesse et modifie l'expression des gènes en imprégnant des habitudes biologiques, comportementales et émotionnelles.

L'articulation entre la biologie et le milieu est puissante lors d'un moment sensible où la niche sensorielle qui entoure un bébé marque son empreinte dans le psychisme naissant. [...] Une vulnérabilité émotionnelle peut donc être acquise précocement, gravée dans le cerveau de l'enfant par la souffrance parentale, quelle qu'en soit la cause : orphelinage précoce, maltraitance physique ou sexuelle, violence, alcool, maladie psychiatrique, négligence affective, divorce conflictuel, épuisement professionnel, désorganisation sociale ou déculturation.

(image internet)
En ce sens, le suicide d'un enfant prend la valeur d'un révélateur de dysfonctionnement sociaux [...] Une fois que la maitrise émotionnelle est altérée, le moindre évènement peut devenir précipitant : une mauvaise note, une peine de coeur, un relâchement socioculturel.

Les traumatismes ne sont pas rares dans l'aventure humaine. [...] 

Ne reprendront un développement résilient que ceux qui : 

- avant le trauma, sont agressés par une force extérieure à la famille (catastrophe naturelle, agression par un inconnu);

- après le trauma, peuvent bénéficier d'un soutien familial et socioculturel (affection apaisante, aide sociale, récits explicatifs et revalorisants).

Quand "ces traumas répétés surviennent très tôt dans la vie, l'altération des références symboliques est beaucoup plus profondes (incestes, rapport à l'autre sexe, barbarie, etc.) (Vaiva G., Ducrocq F., "Syndrome du stress post-traumatique et risque suicidaire en France. Prévalences croisées dans l'enquête SMPE", Stress et trauma, 2007).

Les enfants dont le développement et l'histoire commencent à peine subissent parfois des traumas flagrants (violence physique ou sexuelle, abandon), mais ils sont bien plus délabrés par des carences répétées, difficiles à repérer où les structures affectives, sociales et culturelles, appauvrissent la niche sensorielle qui enveloppe le petit, lui faisant perdre ainsi son pouvoir étayant. Quand les privations sont insidieuses et répétées à une période sensible du développement, elles s'inscrivent dans la mémoire biologique et historique de l'enfant, altérant fortement la représentation de soi. "Je n'ai pas de valeur puisqu'on me prend et qu'on me jette. Ma mort n'a aucune importance."

Les traumas aigus, ceux qu'on comprend le mieux, sont probablement moins délabrants que les conditions adverses au cours d'une période sensible (Stix G., "The neuroscience of true git", Scientific American, mars 2011) du développement de l'enfant.

Finalement : 

- ce qui protège le mieux un enfant, c'est un "village";

- ce qui tisse le mieux son attachement, c'est l'apaisement de ses angoisses et non pas la satisfaction de ses besoins; 

- ce qui permet la transaction entre la culture de ce village et le développement des enfants qui y vivent, c'est la solidarité qui structure les rituels quotidiens et donne sens à l'existence.


Très peu de travaux ont été menés sur le suicide des enfants parce qu'on pensait que le phénomène était si rare qu'on pouvait faire l'amalgame avec le suicide des adolescents. Or les mondes mentaux de ces jeunes suicidés sont totalement différents.

L'idée de mort, si longue à se mettre en tête, est alimentée par trois sources qui échappent aux adultes éducateurs : discussions entre enfants, films télévisés, suicide d'un proche dont les parents parlent à demi-mot. Leurs comportements abattus et murmurants sont tellement modifiés qu'ils attirent l'attention du petit protégé, soulignent le malaise et indiquent non verbalement le lieu de la tragédie.

[...] Le suicide des enfants, phénomène rare, est un indicateur des troubles affectifs provoqués par nos changements socioculturels.

Par bonheur, les épidémiologistes, les cliniciens et les associations qui étudient cette tragédie affirment que lorsqu'une prévention est mise en place, l'évolution est souvent favorable.



QUATRE PROPOSITIONS


(image internet)


1 - AUTOUR DE LA NAISSANCE


  • Stabiliser les interactions précoces : 
  1. En fin de grossesse
  2. Au cours des premiers mois de la vie.





  • Etayer le couple parental
  1. Congé maternel
  2. Congé paternel

  • Lutter contre les ruptures affectives répétées.
  • Donner cohérence aux métiers de la petite enfance :
  1. création d'un université de la petite enfance
  2. La théorie de l'attachement qui intègre les données biologiques, affectives, psychanalytiques et socioculturelles permet aux praticiens et bénévoles de participer aux recherches et d'évaluer les propositions.
  • Donner une formation continue commune aux médecins, infirmières, psychologues, éducateurs, enseignants et bénévoles est un précieux facteurs de prévention.
  • Encourager les études sur les fratries. Le pouvoir façonnant des enfants entre eux a été sous-estimé.
  • La précocité des enfants, valorisée par notre culture, n'est pas un facteur de protection. Elle améliore les résultats scolaires au prix de l'angoisse et de troubles relationnels.




2 - AUTOUR DE L'ECOLE

(image internet)


  • Développer les structure "traits d'union" entre les enseignants et la famille.
  • Encourager les recherches sur l'éducation implicite quand, aux programmes scolaires s'ajoutent les rencontres émotionnelles.
  • Adapter les rythmes scolaires aux rythmes biologiques de l'apprentissage.
  • Offrir un soutien affectif et intellectuel aux enfants en difficulté.
  • Créer des lieux de parole à l'occasion d'activités artistiques : films à commenter, contes à compléter, mallettes pédagogiques de prévention du suicide, partage d'activités naturelles et culturelles avec des tuteurs éducatifs.
  • Retarder la notation stigmatisante.
  • Réinventer des rituels scolaires d'accueil et de promotion.
  • Lutter contre le harcèlement à l'école qui constitue un très grave facteur de vulnérabilité.
  • Combattre les effets dépressogènes de l'immobilité physique, de l'absence de liens et de faible mentalisation.
  • Favoriser des études sur la mixité.
  • Suivre le devenir des enfants adoptés ou nés de PMA.
  • En cas de malheur, organiser des groupes de parole entre adultes et des groupes entre enfants qui se référent à un adulte.



(image internet)

3 - AUTOUR DE LA FAMILLE

  • Favoriser le "village" protecteur et éducatif qui ouvre les familles closes.
  • Renforcer les cultures de quartier : associations, engagement des enfants dans les activités sportives, sociales et sensées comme le scoutisme, les francas ou le patronage, adaptés aux valeurs de notre nouvelle société.
  • Donner aux enfants le droit de donner en les engageant dans des responsabilités d'enfants.
  • Publier un répertoire pour faire connaitre les réseaux d'écoute téléphoniques, les lieux de rencontres et d'aide immédiate.
  • Inviter les non-professionnels dans les formations continues. Les bénévoles motivés ont prouvé leur efficacité.
  • En cas de malheur, faire savoir que la "postvention" existe.
  • Proposer une aide sans l'imposer.



4 - DANS LA CULTURE


(image internet)

  • Participer aux débats sur la philosophie du suicide.
  • Faire entrer dans les récits collectifs la notion de "crise suicidaire" et non pas de fatalité.
  • Encourager les créations artistiques - les films, les romans, le théâtre, les essais - afin qu'elles aient un "effet anti-Werther".
  • Organiser dans les quartiers une culture de village où les loisirs partagés possèdent un grand effet préventif.
  • Participer aux messages d'Internet et aux blogs en contrôlant les conseils néfastes et en validant les aides précieuses de ces rencontres technologiques.
  • Défendre la politique culturelle de l'intégration où chaque culture  se présente à l'autre et la renforce.


















 

 





 






 

 

 

 

 

 

 

 







 

 

 

 

 



 

 




 

 

 

 



 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




 

 

 




 

  

 

 

 

 

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Afin d'échanger, de partager, je vous invite, si vous le souhaitez à laissez un commentaire.